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La quintessence des religions selon Ostad Elahi : réflexions (2)

ones abstraites

Après avoir réfléchi ensemble à la question de Dieu et de ce que signifie réellement le fait de « mettre sa foi en Dieu », nous poursuivons ici notre série consacrée au poème d’Ostad Elahi intitulé la « Quintessence des religions » avec un deuxième extrait du commentaire de ce texte par Leili Anvar, publié dans les actes du colloque « Quelle sagesse pour notre temps ? ». C’est cette fois-ci de la notion de « mal » dont il est question.

Une piste de réflexion vous est proposée à la fin de cet article. N’hésitez pas à partager vos réflexions, exemples et expériences dans la section commentaires.

De la « Quintessence des religions »
(extrait 2 : la question du mal)

« […] Ensuite, tout être, quel qu’il soit,
Considère-le en bien,
Car à l’origine, aucune créature n’est mauvaise ;
Il n’est de mal que les actes,
Non ceux qui les commettent,
Et contre de tels actes, ton devoir est de lutter. […] »

Le premier point pratique qu’Ostad Elahi évoque dans cette « Quintessence des religions », c’est la question du mal. En réalité, cette injonction éthique se fonde sur une métaphysique dans le sens où ici, le mal est considéré comme n’ayant pas d’existence propre[1]. Du postulat de départ, qui était celui de l’existence d’un Être créateur qui a créé toutes les créatures par l’effusion de Sa grâce[2], qui est tout-puissant et bon, Bien absolu, et qui ne crée pas le mal, découle l’idée qu’aucune création n’est mauvaise par « essence » ou en d’autres termes, que le mal est « accident ». Le mal est l’apanage des hommes, lorsqu’ils mettent leur volonté au service de ce qui va à l’encontre du Bien et de la Vérité. Si c’est dans ce choix que se révèlent et se jouent la liberté et la responsabilité humaines, il n’en reste pas moins que dans le constat du mal, la sagesse consiste à dissocier l’acte de celui qui le commet. Il s’agit de ne pas juger les autres en donnant des actes une interprétation essentialiste, car personne n’est en mesure de connaître les autres de l’intérieur :

« Je vous recommande de ne jamais juger personne, car au moment de rendre des comptes, vous ne pourrez pas répondre. Seul Dieu connaît la vérité réelle de tous et peut juger. Nous, qui ne nous connaissons même pas nous-même, comment pourrions-nous juger les autres ? » (Paroles de Vérité, 441)

Pour Ostad Elahi, ce qui compte, ce sont les conséquences pratiques d’une réflexion philosophique sur le mal. En effet, la suspension du jugement suppose un travail sur le regard et la pensée. On retrouve ici les éléments de la fameuse maxime zoroastrienne « voir le bien », « penser le bien », ou peut-être, en affinant un peu la traduction classique, « voir juste » et « penser juste ». Car le sage n’est évidemment pas un naïf qui ignore le réel. Il voit et pense les choses telles qu’elles sont mais sans esprit de jugement, avec lucidité mais sans amertume. La sagesse commence donc par un changement de regard à la fois sur les autres et sur soi. Changer de regard, permet en fait de changer de substance, d’éclaircir le soi, le purifier de ses ténèbres, de la fumée qui le recouvre, du voile opaque de l’ignorance qui recouvre la vision claire du réel :

« Chacun voit le monde extérieur selon son propre cœur. Il voit dans les choses extérieures le reflet de ce qui se passe dans son cœur. Voir le bien, penser le bien et dire le bien a d’abord un effet sur la personne elle-même : son cœur s’éclaire et le monde qui l’entoure, au lieu d’être terne, devient limpide. » (PV, 422)

Le constat du mal ne doit pas mener au nihilisme ou au désespoir, ni servir à juger les autres mais à faire retour sur soi et à entrer dans un combat actif : « Contre de tels actes, ton devoir est de lutter. » Cela ne veut pas dire lutter contre ceux qui feraient le mal en se posant comme un juge moral, mais lutter, d’une part, contre les effets du mal dans le monde par le bien et d’autre part (et surtout !), contre les pulsions de mal que chacun porte en lui-même. C’est en effet ainsi que Bahram Elahi commente ce vers : « Le devoir de lutter désigne ici le devoir de lutter contre le mal qui se trouve en chacun et qui vient du soi impérieux. Chacun a le devoir de lutter contre son propre soi impérieux pour diminuer, à sa mesure, le flux du mal. » (PV, 472, note)

Finalement, toute démarche de sagesse se doit de commencer par répondre à ces deux questions fondamentales : « Qu’est-ce que le mal ? Qu’est-ce que le bien ? », ou en d’autres termes, « Que dois-je éviter de faire et que dois-je faire ? Et pourquoi ? » De ce fait, toute décision, en tant qu’elle est sous-tendue par ces deux questions, est éthique et pour toute action, on devrait pouvoir savoir si de l’avoir accomplie, c’est avoir agi en bien ou en mal. Ainsi que le fait remarquer Paul Ricœur :

« Pour l’action, le mal est avant tout ce qui ne devrait pas être, mais doit être combattu. En ce sens, l’action renverse l’orientation du regard. Sous l’emprise du mythe, la pensée spéculative est tirée en arrière vers l’origine : d’où vient le mal ? Le regard est ainsi tourné vers l’avenir, par l’idée d’une tâche à accomplir, qui réplique à celle d’une origine à découvrir. » (Le Mal, op. cit., p. 58.)

Le premier temps de toute démarche éthique, qui est aussi le premier temps de la sagesse et la base du développement de ce qu’Ostad Elahi appelle la « raison saine », c’est d’éviter le mal, autant que cela est possible : lutter, changer de regard, ne pas suivre l’appel du mal. Ou, comme le dit la suite du texte, « s’éloigner » de ce qui est contraire au bien. On comprend que dans un premier temps, c’est cela qui mène au bien. Pour « dire le bien, faire le bien et penser le bien », il faut d’abord apprendre à éviter de dire le mal, de faire le mal, de penser en mal. On peut constater la nécessité du « ne pas » comme fondement de l’éthique dans la composition même des dix commandements (Ancien Testament, Exode, 20, chapitre intitulé le « décalogue », et aussi le Deutéronome, 5.) qui fondent la loi dans les trois grands monothéismes. En effet, sur les dix « commandements » ou « paroles » divines, huit sont des injonctions « négatives » : « Tu ne tueras pas », « Tu ne voleras pas », etc. Comme si le premier mouvement qui fonde la loi morale consistait à se retenir, à lutter contre la pulsion du mal présent dans le cœur de tous les hommes. Quand Ostad Elahi décrit par ailleurs la lutte contre le soi impérieux (comme pilier du perfectionnement spirituel), c’est bien de cela qu’il s’agit :

« La lutte contre le soi impérieux, dit-il, consiste à renoncer à ses pulsions et désirs par la force de la volonté et l’énergie de la foi. » (PV, 95)

« Renoncer », cela signifie bien « dire non » à des injonctions qui sont contraires aux principes divins qui fondent les valeurs d’humanité et qui sont reconnues comme telles non seulement par les traditions religieuses et spirituelles mais aussi du droit laïque. Le soi impérieux est cette instance qui, en chacun de nous, nous pousse à transgresser les principes éthiques[3] :

« Que Dieu nous garde du soi impérieux ! Il ordonne le mal. Quelle que soit la voie vers laquelle il nous leurre, il utilise la ruse et invente toute sorte de bonnes raisons pour nous pousser à mal agir ; et à chaque instant, il apparaît sous un nouvel aspect pour nous égarer. » (PV, 93)

Pour toutes ces raisons, on comprend bien que, même s’il est théoriquement presque impossible de définir le mal, il est indispensable de savoir le repérer en pratique. Or, les principes éthiques qui fondent le socle pratique de toute religion n’ont d’autre but que de proposer une cartographie du bien et du mal. Car pour avoir une pratique réelle du bien, il faut connaître la possibilité et la tentation du mal. Pour Ostad Elahi, le mal comme problème éthique n’a de sens que dans le cadre général des droits dont sont dotées toutes les créatures et qui impliquent un certain nombre de devoirs. Il considère qu’aucun droit ne se perd jamais et que l’âme immortelle devra rendre compte de tous ses manquements en vertu d’une mathématique précise inscrite dans sa substance même. Parler en termes de droits, cela signifie qu’éviter le mal, c’est avant toute chose éviter de léser les droits d’autrui, ou en d’autres termes « ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse », ce qui est le pendant de la Règle d’Or universelle : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse. » Maintes fois, Ostad Elahi reviendra dans son enseignement sur cette maxime universelle comme socle de l’éthique et de la sagesse, d’où découle la notion même de bien.

>> Réflexion <<

Nous jugeons sans cesse les actes et comportements d’autrui (famille, amis, collègues, etc.), en particulier, lorsque ces actes ou comportements nous paraissent contestables. Or dans ces cas, souvent, un glissement s’opère et l’autre dans sa personne même devient l’objet de notre jugement. Nous le condamnons, dans son essence, sur la base d’observations qui ne peuvent qu’être incomplètes. Avez vous déjà essayé, comme suggéré dans ce texte, de modérer vos jugements en dissociant l’acte de la personne ? Ou en cherchant à changer votre regard de sorte à voir « le bien » chez l’autre ? Quels résultats avez-vous observé ?

Avez-vous alors également cherché à changer votre regard sur vous-même, pour mieux y diagnostiquer le “mal”, c’est-à-dire les différentes manifestations du soi impérieux ?

N’hésitez pas à partager vos réflexions, exemples et expériences dans la section commentaires.


[1] ^ Voir sur ce sujet toute la parole PV, 136. On retrouve cette idée que le mal n’a pas d’existence propre chez Plotin, quand il critique le dualisme de la gnose, posant un principe du mal face au principe du bien. Voir en particulier « Traité 9 (VI, 9) : Sur le Bien et l’Un » dans Plotin, Sur le beau et autres traité, Paris, Flammarion, 2008.

[2] ^Voir à ce sujet, Connaissance de l’âme, op. cit., p. 55, et PV, 18 : « L’existence est un effet de la grâce et de la mansuétude de l’Être nécessaire envers les existants. De même que le soleil rayonne partout autour de lui, Dieu diffuse Sa grâce sur tous les êtres, avec cette différence que la grâce divine émane de Sa volonté. Il fait acte de volonté, car Sa grandeur nécessite qu’Il soit plein de grâce. »

[3] ^ « Le soi impérieux est l’instance des poussées pulsionnelles capricieuses illégitimes et nuisantes de notre âme terrestre ou ça. » (Bahram Elahi, La Voie de la Perfection, op. cit., p. 45).


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7 commentaires

  1. Clara le 26 Nov 2017 à 19:49 1

    A chaque fois que je me suis laissée emporter par mes propos, – même si je parlais au préalable de l’acte d’une personne-, qui par la suite s’est « enrichi » d’une petite dose de médisance, je peux dire que derrière cet acte, se trouvait sous jacent, soit de la jalousie, soit une rancune ou un ressentiment ou encore mon image écornée s’il s’agit de l’un de mes proches.

    Dès lors que je suis capable de dissocier, c’est que j’ai fait un travail en amont qui m’a permis de ne pas tomber dans le piège de la médisance, soit au moment où je parle du seul acte de la personne, je « l’aime bien » c’est-à-dire qu’elle correspond à ce que j’attends de la personne à ce moment.
    Dans tous les cas les défauts qui se révèlent chez moi lorsque je ne dissocie pas les actes des personnes, sont criants. Je les vois bien. Et ils sont l´expression d’un débordement émotionnel alors que j’aurais pu faire une analyse qui fasse plus appel à la raison afin de ne pas me laisser emporter.

  2. juliette le 27 Nov 2017 à 12:51 2

    C’est vrai que j’ai tendance, pour hurler avec les loups, à me laisser aller à critiquer. Je me suis imposé un travail en cours qui consiste à voir les autres à l’égal de moi même, avec nos fragilités, nos erreurs etc. et de lui renvoyer de l’affection et de la bienveillance (ce que nous désirons profondément que l’on fasse pour nous) au lieu d’un regard critique et malveillant. Cela demande une attention permanente et de voir Son regard posé sur nous.

  3. A. le 28 Nov 2017 à 8:52 3

    >Or dans ces cas, souvent, un glissement s’opère et l’autre dans sa personne même devient l’objet de notre jugement.

    Cela m’arrive souvent avec mon fils aîné qui a 16 ans. Il a la plupart du temps un comportement exécrable, irrespectueux, dédaigneux, agressif, verbalement violent avec moi surtout. Souvent il m’agresse sans aucune raison. Ma présence même le dérange, l’irrite car il me perçoit comme une source de contraintes pour toute une série de comportements malsains (sortir jusqu’à 5 heures du matin, regarder des films quelques heures/jours et cela tous els jours tous les jours etc..).

    Cependant, je viens de réaliser que ses réactions violentes vis-à-vis de moi sont aussi dues au fait que j’ai développé de la rancune à son égard. Nous sommes dans un cercle vicieux. Je le considère un animal, agressif, égocentrique, méprisant. Je ne me limite pas à juger ses actions, dans mon esprit je juge son essence même et, de surcroit, je cherche à me venger. Quand je le lui refuse des choses, je prends du plaisir (« voilà je te fais payer pour tes fautes »). Plus il ressent (inconsciemment) que je ne suis pas bienveillant vis-à-vis de lui, plus il devient détestable avec moi. Il faut que je casse ce cercle vicieux et que je réfléchisse mieux à mon intention avant d’agir

  4. Noh le 29 Nov 2017 à 1:08 4

    Je me suis dernièrement mise en colère contre une personne qui avait mis en exergue un défaut aux yeux de ma fille. J’avais beaucoup de rancune, j’ai jugé son inconséquence, sa volubilité, son manque d’analyse et de réflexion.
    Le lendemain, ma soeur s’est vu refuser du travail par une connaissance de ma jeunesse, apparemment sans raison objective, je n’avais pas le sentiment d’avoir transgressé son droit. En approfondissant les causes du refus, ma soeur en a conclu que j’avais fait preuve d’indiscrétion, des années auparavant, en révélant « sans penser à mal » une composante de son intimité. En moins d’une journée, je me suis retrouvée de l’inquisitrice à la honteuse. Tout est question de point de vue.

  5. mike le 03 Déc 2017 à 21:24 5

    magnifique cette idée d’explication de cette poésie! merci

  6. mike le 03 Déc 2017 à 22:59 6

    J’ai remarqué que la plupart du temps quand je critique quelqu’un ou que mes relations ne sont pas au beau fixe avec une autre personne, il y a souvent de ma part une analyse infondée et orientée par un état personnel émotionnel mal contrôlé teinté de méfiance ou de jalousie ou de vexation ou de fantasmagorie paranoïaque (le qu’en dira t-on) ou d’orgueil. Quand je refuse par exemples les invitations aux colloques ou petites réunions professionnelles ou quand on veut faire l’effort d’appeler quelqu’un, on a tout de suite une petite pensée qui freine dans notre élan de départ etc. non je ne vais pas la bas parce qu’on pense du mal sur moi etc…
    En revanche, chaque fois que je me suis forcé à aller vers les autres, en me disant qu’ils représentaient comme un miroir pour moi pour mieux me connaitre, qu’en m’attirant le coeur des autres je m’attirais aussi le regard divin, que je pouvais développer mon humanité en les aidant, que je devais aimer sans chercher de retour , m’entrainer à voir le bien etc etc., les relations se sont apaisée et sont restées cordiales, professionnelles, courtoises, des occasions d’aider se créent et les arguments du soi impérieux s’effondrent comme un château de carte à jouer. Dans certaines situations, les faux jugements se dissipent complètement et les rivalités peuvent se transformer en émulation. Pour ma part, je note qu’il y a toujours en moi cette lutte entre faire la guerre aux mauvaises pensée (personne ne m’aprécie ou ne veut me voir, je ne sers à rien, l’ambiance est nulle, tu as vu les têtes qu’ils tirent tous dans ces réunions, pourquoi j’irais perdre mon temps la bas etc.) mais aussi quelque fois savoir analyser un ressenti juste pour une attitude préventive et ne pas se jeter dans la gueule du loup, et la mise en pratique des principes éthiques. Un bon procédé c’est l’analyse des pensées et un programme éthique et la lutte contre les pulsions négatives.

  7. Wilhelm le 07 Déc 2017 à 20:39 7

    Parfois, à l’occasion d’une difficulté, d’une épreuve, on s’aperçoit clairement et de manière tangible et pratique que la source de ce qui nous arrive de mal ce sont nos propres actions. C’est très difficile à identifier.
    Lorsqu’on l’identifie, grâce à l’aide Divine, c’est très désagréable et humiliant. Mais une fois qu’on s’en rend compte, on sait alors à quoi s’en tenir et quoi faire. C’est décapant et sain à la fois.

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