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Ostad Elahi, l’humanité en acte et l’esprit d’ouverture

Ostad Elahi

Que signifie penser et agir en être humain véritable ? Cette question est au cœur de la « nouvelle médecine de l’âme » définie par Ostad Elahi. Elle prend tout son relief à travers les anecdotes vécues qu’il a lui-même rapportées et commentées. On y revient ici en insistant sur l’esprit de liberté et d’ouverture qui caractérise une conception foncièrement non prescriptive de la spiritualité.

Si l’on envisage l’enseignement d’Ostad Elahi selon sa tonalité générale, ce qui frappe de prime abord est la manière dont s’y conjuguent deux éléments qu’on a l’habitude de maintenir séparés. Pour le dire simplement : cet enseignement implique simultanément une évidente rigueur et une très grande ouverture. C’est là un des traits distinctifs de son style. Rigueur et précision dans l’énoncé des principes et des modalités générales de la spiritualité conçue comme « nouvelle médecine de l’âme ». Ouverture, pluralisme même, pour tout ce qui touche aux formes extérieures et aux variétés individuelles de la pratique spirituelle.

Cela ne signifie évidemment pas que tout est possible, que chacun peut faire n’importe quoi. En matière de spiritualité, « pluralisme » ne veut pas dire « relativisme ». Le chemin tracé par Ostad Elahi présente une ligne très claire. Seulement, cette ligne n’a jamais un caractère prescriptif. Elle n’impose jamais de se conformer à un quelconque modèle extérieur. De façon générale, elle ne se traduit pas par une réglementation de l’existence, par un système de contraintes et de prescriptions. Les recommandations formulées par Ostad ne prennent jamais la forme de décrets.

Ce point est tout à fait évident pour ce qui concerne l’aspect rituel de la pratique. À ce sujet, Ostad fait preuve d’une tolérance, d’une liberté et d’une ouverture d’esprit véritablement exceptionnelles dans le contexte traditionnel dont il est issu :

« L’ennemi de la Religion divine, c’est celui qui, en inventant des contraintes inutiles, détourne [de l’essentiel] l’attention des croyants. Il dit par exemple : “Ta prière n’est pas valable parce que ta prononciation n’était pas correcte ou tu n’avais pas la bonne posture”, etc. » (Paroles de Vérité, Paris, Albin Michel, 2014, parole 61 – référence désormais abrégée par PV, suivi du numéro de parole)

« Quant à la prière, ce qui compte, ce n’est pas le protocole. Quand on a l’attention concentrée sur Dieu, on peut Le prier dans toutes les langues et de toutes les façons possibles, cela suffit. » (PV 16)

Mais ce principe d’ouverture s’étend en réalité bien au-delà de la stricte question du rituel. Il concerne en fait l’ensemble des dimensions de la pratique spirituelle.

Ce qui l’indique le plus clairement, c’est le fait que cet enseignement ne présente aucune « recette », aucune liste d’actions-types définies par avance. La pratique de la nouvelle médecine de l’âme, telle que la conçoit Ostad Elahi, n’implique pas de se conformer à un code de conduite définissant la manière dont un véritable étudiant spirituel doit se comporter extérieurement. Ce code n’existe pas ; il n’y a pas à le chercher. On n’acquiert pas la science médicale en se contentant d’apprendre par cœur un catalogue universel de gestes thérapeutiques : l’étudiant en médecine doit comprendre, assimiler, expérimenter pour lui-même. Cette démarche ne peut se résumer à ingurgiter des « fiches ».

De façon générale, Ostad ne dit jamais simplement : « faites ceci », ou « faites cela ». Il propose un cadre, il décrit les conditions objectives (causales) du perfectionnement spirituel. Libre ensuite à chacun d’agir en conséquence… ou de ne pas agir du tout, à ses risques.

L’être humain véritable

Du reste, quel est l’objectif premier de celui qui s’engage dans le parcours du perfectionnement spirituel ? C’est de se transformer intérieurement, de transformer sa substance, la qualité de son être. En l’occurrence, il s’agit de développer ici-bas, en soi-même, la qualité d’un être humain véritable.

Ostad Elahi y revient si souvent que cette notion apparaît comme une notion centrale dans sa pensée. Par exemple : « Nous sommes tous animal-humains, mais devenir véritablement humain, c’est difficile. Un humain véritable, c’est quelqu’un qui se réjouit du bonheur des autres et compatit à leur malheur. […] » (PV 277)

Il faut entendre cela à la lettre : tant que nous n’avons pas initié cette démarche intérieure, nous sommes peut-être des animaux intelligents, des animaux de (bonne) compagnie, c’est-à-dire agréables et parfois même utiles les uns pour les autres, mais nous restons foncièrement des animaux-humains.

Cette idée peut avoir quelque chose de choquant, mais il faut comprendre ce qu’elle vise. Elle invite en réalité chacun d’entre nous à se poser une question simple : où en suis-je, moi-même, sur l’intervalle qui sépare l’animal-humain de l’être humain véritable ?

Nous avons tous plus ou moins le sentiment d’être des « gens biens », de nous comporter correctement en société. S’il existait un indice de moralité sociale, comme il existe dans certains pays une note de citoyenneté, nous ne serions sans doute pas trop mal notés. Mais qu’en est-il lorsque la pression sociale vient à se relâcher ? Non pas en temps de crise, mais tout simplement lorsque nous quittons notre environnement professionnel pour nous retrouver en famille, par exemple ? Fait-on preuve des mêmes égards, des mêmes attentions avec ceux qui nous sont les plus proches ? C’est un fait avéré : un homme bien sous tous rapports, socialement irréprochable, peut se révéler en privé un véritable tyran domestique. Ostad Elahi a dit : « Celui qui sait gouverner sa famille peut gouverner le monde » (PV 272). Loin de faire l’apologie de l’autorité patriarcale traditionnelle, cette formule invite à un exercice de discernement extrêmement délicat. Pour le comprendre, il suffit de lire la suite : « Le chef de famille doit créer une atmosphère de sincérité et d’affection au sein de la famille, de façon à ce qu’il y ait entre tous les membres une relation de confiance et d’affection. C’est par l’affection qu’il doit exercer son autorité et non par la force et la brutalité. » Cette parole suggère ainsi un petit test que chacun pourra adapter à son cas afin de mesurer son degré de progression sur le chemin de l’humanité. Car il appartient à chacun de définir pour soi-même les modalités du dosage entre affection et fermeté. À cet égard, l’éducation des enfants s’apparente en effet à « de la haute politique », comme le dit Ostad Elahi avec un brin d’humour.

Agir en être humain véritable relève dans tous les cas d’une décision entièrement personnelle. Devenir humain, nul ne peut nous y forcer, nul ne peut le faire à notre place. Nous, et nous seuls, en sommes responsables. C’est à nous de nous mettre en mouvement, de faire concrètement, in vivo, quelque chose pour notre âme.

La « spiritualité naturelle » n’oblige personne ; elle ne comporte pas d’obligation, seulement des conditions, qui sont des conditions d’effectivité. Ce n’est pas qu’on tienne particulièrement à nous ménager en employant une méthode douce, qui ne nous tienne pas trop la bride. Le caractère non prescriptif de la spiritualité naturelle tient à la nature même des choses, et pour quatre raisons principales qu’il faut maintenant examiner tour à tour.

Une spiritualité non prescriptive

1°) Le principe de causalité

La première raison tient à la place fondamentale du principe de causalité dans la spiritualité naturelle. Les principes éthiques et divins justes évoqués par Ostad Elahi se présentent comme des cadres définissant les conditions objectives du perfectionnement spirituel. Ces conditions obéissent au principe de causalité : étant donné notre nature, le milieu dans lequel nous évoluons, si l’on veut obtenir tel effet, il y a certaines manières de faire qui permettent d’obtenir certains résultats, et d’autres qui n’aboutissent à rien.

Si par exemple je veux développer l’empathie, ou surmonter une tendance à la jalousie, il y a des démarches qui fonctionneront, et d’autres au contraire qui, dans certains cas, aggraveront le problème. On ne peut pas s’y prendre n’importe comment. Mais d’un autre côté, personne ne nous oblige à nous donner de tels objectifs, personne ne nous oblige à devenir un être humain véritable. Il n’y a, en la matière, aucune contrainte. Voilà l’esprit de la spiritualité naturelle.

2°) La raison saine

La deuxième raison tient à l’importance donnée au développement cognitif, à la maturation de la « raison saine » [1]. Cette raison saine, au moment où l’on aborde la spiritualité, est déjà censée avoir germé : cela signifie qu’on n’est plus au niveau primaire du cursus, où le B-A BA doit être explicitement formulé et parfois ordonné à l’impératif. « Tu ne tueras point », c’est la moindre des choses ! L’enjeu ici n’est plus simplement restrictif ; il est constructif, et nous l’avons déjà formulé de manière positive : devenir un être humain véritable.

Le mode opératoire est donc bien différent de celui de l’étape rituelle de la religion : ce qui est visé, ce n’est plus l’obéissance, mais la compréhension, et plus particulièrement la connaissance de soi. Il s’agit d’enclencher un processus de maturation cognitive. Or de ce point de vue, le défaut des prescriptions, c’est qu’en indiquant d’emblée ce qu’il convient de faire, en fournissant des recettes toutes faites, elles n’encouragent pas beaucoup à amorcer le processus de réflexion, d’introspection, de compréhension personnelles. Elles ne favorisent pas directement le processus cognitif qui conduit à l’identification des puissances qui règnent en nous, à la compréhension des rouages de la causalité qui sous-tendent la lutte contre le « soi impérieux », etc.

3°) La spiritualité est une affaire personnelle

La troisième raison tient au caractère essentiellement individuel du processus de perfectionnement spirituel. Le problème des prescriptions, c’est qu’elles se formulent de manière impérative (« fais ceci », « ne fais pas cela »), indépendamment de toute recherche personnelle. Du coup, nous avons tendance à les prendre comme des règles générales et absolues, valables pour tous, universellement… Nous en venons alors naturellement à juger le comportement des autres à l’aune de ce standard, en fonction de critères de conformité extérieure : on devient insensiblement de petits censeurs, non seulement pour nous-même, mais d’abord et surtout pour les autres. Quand la religion ou la spiritualité sont envisagées exclusivement en termes de prescriptions, elles se traduisent immanquablement par des formes de dogmatisme et de sectarisme, voire d’intolérance. L’histoire le démontre amplement.

4°) La spiritualité est évolutive

La dernière raison touche au caractère évolutif de la spiritualité. En la matière, les prescriptions, notamment lorsqu’elles s’énoncent avec un certain degré de détail, présentent une difficulté spécifique. Contrairement aux principes et aux fondements qui, eux, restent inchangés parce qu’ils touchent à la nature même de l’homme et de sa relation au divin, les prescriptions formulées dans des contextes historiques particuliers deviennent très vite caduques. Si les formes de la spiritualité doivent évoluer avec le temps, il faut qu’elles soient révisables. Or, par nature, un commandement ne peut présenter un tel caractère. Par ailleurs, et précisément pour pallier l’obsolescence rapide des prescriptions, les hommes ont été tentés de s’y accrocher rigidement, au risque de confondre l’essentiel et l’accessoire.

Il n’y a pas de meilleur contre-exemple à cet égard que la prière d’Ostad concernant la quintessence des religions : en focalisant notre attention sur les principes fondamentaux et universels, elle vaut pour toute époque, pour toute culture, sans jamais formuler aucune prescription particulière. De même, l’exercice d’« attention-dialogue » présenté en détail dans Les Fondamentaux du perfectionnement spirituel : le guide pratique : il est bien clair qu’il ne s’agit pas d’un rituel, mais d’un outil adaptable, mis à notre disposition pour nous aider à nous arracher à la paresse et à la négligence spirituelles. Chacun, quelles que soient sa culture, sa religion, peut le mettre à profit s’il le désire, et en tirer des résultats palpables.

Quatre recommandations d’Ostad Elahi

Pour toutes les raisons qui viennent d’être évoquée, la spiritualité naturelle répugne à prescrire quoi que ce soit. Puisque la finalité dernière est de transformer sa propre nature, chacun est renvoyé à soi-même, au secret de ses intentions. Personne ne peut être juge pour les autres.

« Si quelqu’un désire Dieu avec une intention pure, Dieu est avec lui, quelle que soit la manière dont il L’appelle. Mais si son intention est hypocrite, même s’il lit le Coran [2], il n’en tirera aucune récompense et s’attirera même une sanction. » (PV 13)

Même lorsqu’il semble recommander des manières précises de se comporter dans le monde, Ostad insiste toujours sur la dimension intérieure de cette affaire : il renvoie au travail par lequel nous pouvons développer en nous-même les dispositions et les habitudes qui nous rendront davantage humain.

Pour le vérifier, on peut s’intéresser à cette parole particulièrement instructive. Elle s’ouvre sur une recommandation : « Il y a plusieurs choses sur lesquelles l’homme doit s’autosuggestionner jusqu’à ce qu’elles deviennent une habitude. » (PV 138) Et Ostad mentionne aussitôt quatre points particuliers, quatre habitudes à développer au quotidien : « être ordonné », cultiver « la politesse du langage », « le respect des règles de savoir-vivre », « éviter les sarcasmes et les paroles rabaissantes » (PV 138).

Si on s’en tenait là, on pourrait croire qu’il s’agit là d’une sorte de morale sociale élémentaire, un B-A BA éthique, du genre qu’on inculque aux enfants, ou qu’on trouve dans les manuels de savoir-vivre. Mais l’explication qui accompagne ces quatre recommandations montre bien que l’affaire est beaucoup plus subtile qu’elle en a l’air.

Pourquoi être ordonné, par exemple ? Pourquoi se forcer à ranger ses propres affaires, pourquoi fixer pour tout objet une place « bien déterminée », dit Ostad, de sorte qu’on puisse « le retrouver même dans le noir » ? Est-ce qu’il s’agit simplement de devenir quelqu’un de discipliné et d’efficace ? Cette maxime serait à la rigueur un sage conseil pour réussir sa vie. Pourtant, l’enjeu réel est tout à fait ailleurs. Ostad Elahi l’explique ainsi : « l’ordre a de l’effet aussi bien sur la vie matérielle que sur la vie spirituelle ». Même la prière s’en ressent. Quelqu’un qui ne sait pas retrouver ses affaires aura probablement du mal à accomplir régulièrement sa prière. De façon générale : « Si quelqu’un est ordonné et discipliné dans sa vie matérielle, cela devient pour lui une habitude et il sera également ordonné et discipliné dans sa vie spirituelle. » Voilà l’enjeu véritable.

C’est dans ce même esprit qu’il convient d’aborder les trois autres recommandations. La politesse du langage renvoie à un travail intérieur de transformation et d’humanisation de soi. D’ailleurs Ostad Elahi ne prend pas n’importe quel exemple. Il dit : « [p]arler aux gens avec politesse. » Et c’est pour préciser aussitôt : « Je me souviens que même avec l’homme à tout faire du bureau, je veillais à respecter cette règle. » Cette nuance est capitale : elle dirige l’attention au-delà des formes les plus évidentes ou les plus superficielles de la politesse – celle qu’on doit à ses supérieurs ou à ses pairs, en vertu des convenances et de l’étiquette sociale. Ailleurs, Ostad dit : « Comportez-vous dans la vie de manière à ne pas susciter la jalousie et à ne pas devenir une source de rancœur pour vos semblables, essayez d’être à l’écoute de leurs souffrances. » (PV 339) Et il ajoute : « la rancœur, on la suscite quand on ne fait pas attention à ceux qui ont un statut inférieur et qu’on les ignore. »

Sous la politesse de simple surface, il y a donc un travail de fond : faire disparaître en soi toute « dureté de cœur » (PV 146).

Or on voit bien qu’Ostad ne fixe a priori aucune restriction, aucune limite précise au champ d’application d’une telle pratique. « Respecter le droit d’autrui », cela ne se limite pas à ne pas attenter à la vie d’autrui, à ne pas s’approprier les biens d’autrui, etc. Comme l’explique Ostad : « Même quand vous répondez avec indifférence, quand vous parlez en lançant des piques, quand vous froissez le cœur de quelqu’un, etc., c’est une transgression du droit d’autrui. » (PV 333)

C’est qu’il y a virtuellement mille manières de se conduire en être humain véritable, ou de manquer à cet idéal. « Certains dépensent des sommes énormes en œuvres de bienfaisance, mais si cela se trouve, le simple fait de demander, avec une affection sincère, des nouvelles de quelqu’un qui a besoin d’affection a plus de valeur. » (PV 256)

On voit maintenant en quel sens il faut comprendre les deux dernières recommandations : respecter les règles de savoir-vivre (être à l’heure aux rendez-vous), ou encore éviter les sarcasmes, les paroles rabaissantes, le trait d’humour qui risque d’humilier ou de blesser. Sur ce point, on nous fournit des exemples concrets : il évoque les remarques que l’on se permet parfois sur le physique d’autrui, sur son apparence, son accoutrement – des remarques qu’on s’autorise à faire sur le ton de la plaisanterie, plus volontiers d’ailleurs quand l’intéressé n’est pas là pour l’entendre. Ostad mentionne également les termes injurieux ou blessants, tels que « bigleux », « boîteux », etc. Chacun pourra transposer en réfléchissant à des situations vécues. Dans certaines circonstances, une simple remarque d’apparence inoffensive peut suffire à froisser, et même à briser un cœur : « Dis donc, t’as une drôle de tête aujourd’hui ! ». L’effet de telles paroles est bien entendu variable selon les circonstances et les personnes concernées. Le vrai problème tient plutôt à l’inattention, à la désinvolture avec laquelle nous nous autorisons à prononcer certains mots en suivant notre première impulsion, sans égard pour les sentiments d’autrui.

Comprenons bien. Ostad Elahi ne suggère nullement que l’étudiant spirituel doit se composer une attitude grave et réservée en toute circonstance. « Bien entendu, si on fait de l’humour, cela ne pose pas de problème, mais à condition de rester plaisant et agréable. » (PV 138) Être agréable à l’autre, cela peut prendre des formes très variées – et pourquoi pas celle de la plaisanterie, voire de la taquinerie, pour autant qu’elle ne blesse pas.

Ici pas plus qu’ailleurs, il n’y a de comportement-type à adopter. Nul code extérieur de « bonne conduite » ne nous aidera à comprendre ce qui est en jeu. L’attitude de bienveillance active est avant tout une affaire intérieure ; c’est une question d’intention et d’attention. Intention du contentement divin, attention au détail des situations, aux nuances de sentiment exprimés (ou non) par les autres.

Une fois de plus, chacun est son propre juge.

L’humanité en acte

La vie d’Ostad Elahi est en soi une illustration vivante de ce principe général. Par exemple, il se faisait une règle de témoigner « de l’affection et de l’indulgence pour les autres » (PV 142). Mais cela ne l’empêchait pas de dire en même temps : « n’oubliez pas la prudence pour autant : lorsque vous êtes en affaire avec les autres, imaginez toujours qu’ils veulent vous tromper, cela vous obligera à prendre toutes les précautions nécessaires. »

Le point à saisir, c’est que tout est affaire de contexte et de disposition intérieure. Dans la suite de cette parole, on lit : « quand il s’agit d’être bon et compatissant en vue du contentement divin, voyez tout en bien. Dans chaque situation, qu’elle soit spirituelle ou matérielle, il faut agir en tenant compte du contexte. Essayez de faire en sorte que personne ne souffre par votre faute. Vous pouvez vous défendre et vous protéger du danger, mais un vrai être humain ne cherche jamais à se venger ou à rendre la pareille. »

Il y a à ce sujet une anecdote qui illustre parfaitement ce dernier point. Elle remonte au début des années 1930. Ostad Elahi, tout juste sorti de l’École nationale de la magistrature, est affecté en tant que juge de paix dans une ville du sud-ouest de l’Iran. Un jeune homme vient à lui ; orphelin de père depuis l’enfance, il est sur le point d’être spolié par sa tutrice légale, sa tante, qui refuse de lui confier l’héritage. Le litige est présenté à Ostad, qui le règle en faveur du jeune homme. Or quelque temps après, il s’avère que le même jeune homme, à qui Ostad avait confié de l’argent pour une commission (il s’agissait d’acheter une paire de chaussures), a dépensé cet argent pour lui-même. Convoqué par Ostad pour s’expliquer, il refuse de restituer l’argent et le défie avec effronterie : « Allez-y, utilisez votre pouvoir pour me faire jeter en prison… » On pourrait parler de vol avec effronterie… Ostad n’en fait pas une affaire ; il lui donne simplement congé.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Quelques jours plus tard, voilà que ce jeune homme est reconduit au tribunal, non pas comme victime cette fois-ci, mais comme accusé. Il a giflé en public un commerçant très respecté. Ce dernier est déterminé à faire aboutir sa plainte, et l’agresseur encourt une peine de prison ferme. Mais voilà, il se trouve que le jeune homme nourrit le projet de se faire engager dans la gendarmerie, et ce projet serait entièrement compromis s’il se trouvait condamné. Ostad le sait.

Alors que faire ? C’est un véritable cas de conscience : « Bref, je me trouvais face à un conflit intérieur : d‎’‎un côté mon cœur voulait se venger, de l‎’‎autre je luttais contre mon soi impérieux en me disant que je ne devais pas abuser de mon pouvoir et qu’il ne fallait pas se venger. Après avoir beaucoup lutté, j‎’‎ai finalement réussi à maîtriser mon ego. Quand l‎’‎homme maîtrise son ego, sa parole a de l‎’‎effet ; je me tournai vers le commerçant et lui dis : “Jusqu’à maintenant, malgré mon insistance, vous n‎’‎avez pas pardonné. Mais cela a une incidence sur l‎’‎avenir de ce jeune homme. Pourriez-vous faire preuve de grandeur d‎’‎âme et pardonner à ce jeune homme pour moi ?” Le commerçant réfléchit un peu et pardonna. On libéra le jeune homme. Celui-ci, honteux, voulut venir s‎’‎excuser auprès de moi mais je lui dis : “Ne gâche pas ce moment.” Si je l’avais envoyé en prison, je me le serais sans cesse rappelé : “Tu as vu ? Tu t‎’‎es vengé”. » [3]

La situation évoque immanquablement une autre parole d’Ostad : « Si quelqu’un pardonne alors qu’il est en position de force, c’est-à-dire qu’il a le pouvoir de se venger mais choisit de pardonner, il en tirera un grand bénéfice spirituel. » (PV 199)

Mais tâchons de nous projeter nous-même dans cette situation. Comment réagirions-nous, personnellement, dans des circonstances semblables ? Il faut se rendre compte du genre d’individu auquel on a affaire ici. Ce jeune homme nous doit tout : nous avons résisté à des pressions diverses pour faire en sorte que lui soit restituée l’intégralité de sa fortune. Or pour toute reconnaissance, il nous vole notre argent ! Quand on lui demande de restituer la somme qui lui a été confiée, il injurie, il défie, il récidive. Supposons un instant que nous nous trouvions en position de pouvoir « remettre les pendules à l’heure », de façon à apprendre un peu la vie à cet individu sans vergogne. Hésiterions-nous une seconde ? Mieux, si nous nous trouvions à la place du juge, n’estimerions-nous pas qu’il est de notre devoir professionnel de le faire ? Confrontés à ce cas d’ingratitude caractérisée, doublé d’une attitude systématiquement hostile, comment réagirions-nous ? Comment ne serions-nous pas tenté de rétablir la balance en administrant à cet insolent une petite leçon de savoir-vivre dans les formes prévues par le droit, sous la forme d’une correction pénale ? À la rigueur, nous serions prêt à le faire pour son bien : pour son édification personnelle !

Dans cette situation, Ostad Elahi perçoit aussitôt un « conflit intérieur ». Et il s’impose justement de ne céder sous aucun prétexte à une quelconque pulsion de vengeance, si infime soit-elle, sous la forme d’une volonté de justice « corrective », comme on dit.

Ensuite, il ne se contente pas d’un simple travail de réflexion : il passe à l’acte, in vivo cette fois-ci, en prenant sur lui de demander directement au plaignant de faire preuve d’indulgence envers ce jeune homme qui lui a causé du tort. Or une telle démarche ne va pas du tout de soi dans le contexte. Elle est même tout à fait inhabituelle d’un point de vue social, parce qu’elle ne correspond pas aux usages attachés à l’état ou à la fonction du juge. La chose « normale » aurait été de ne pas laisser l’affaire personnelle affecter le jugement professionnel, de se montrer tout à fait neutre et impartial dans cette affaire et donc de condamner le jeune homme – comme il le méritait – en s’en tenant strictement aux dispositions inscrites dans le droit. Or non seulement Ostad neutralise intérieurement tout désir de vengeance, mais il prend l’affaire à cœur – aussi vivement à cœur, en fait, que si ce jeune homme était son propre fils. Évidemment, tout cela se déroule dans le respect du droit et de la déontologie ; il ne fait aucune entorse à son devoir de juge. Mais il va bien au-delà de son simple devoir professionnel. Il faut relire la phrase prononcée devant le commerçant : « Pardonnez à ce jeune homme, pour moi » ! Du point de vue de son rang et de son statut, Ostad déjoue toutes les attentes. Sa démarche risque même de paraître incongrue. Il prend ce risque.

Faire du bien aux autres… même à ses ennemis

Cette anecdote illustre à merveille une maxime qui résume de manière frappante l’esprit du perfectionnement spirituel : faire attention à Dieu, bien sûr, mais aussi « faire du bien aux autres, de quelque manière que ce soit ; même à [ses] ennemis. » (PV 22)

Faire du bien, même à ses ennemis ! On entend résonner dans ces mots le précepte évangélique. C’est la célèbre formule paradoxale de Jésus, rapportée par saint Luc : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. » (Luc 6: 27)

Mais qui sont les « ennemis », au juste ? Il ne faut pas chercher bien loin : il ne s’agit pas nécessairement d’ennemis déclarés, d’ennemis de la foi par exemple. L’ennemi peut prendre n’importe quel visage : il désigne toute personne dont l’action vient contrarier notre ego. Par exemple, un jeune insolent se moque de nous… Ce peut être aussi quelqu’un de notre entourage avec qui nous avons des difficultés relationnelles, qui nous est désagréable, qui nous agace ou dont la tête simplement ne nous revient pas. Ce peut être quelqu’un que nous n’aimons pas, ou qui ne nous aime pas. Quelqu’un dont nous sommes jaloux, ou qui nous jalouse. Est-on capable de vouloir le bien d’une telle personne ? D’en dire du bien ? De prendre fait et cause pour défendre ses droits, ses intérêts ? Pour l’animal-humain engoncé dans son ego, c’est là une tâche quasiment impossible. Et pourtant : « C’est excellent de pardonner à celui à qui on a fait du bien et qui nous l’a rendu en mal. L’homme doit devenir aussi doux que le miel de façon à être toujours une source de bienfaits pour les autres. De même que le miel est saturé de douceur, nous devons assimiler en nous tellement de bienveillance et de bonté qu’à la fin notre être soit saturé de bien. » (PV 342)

Voilà ce qu’illustre l’anecdote des chaussures rapportée plus haut. Ostad Elahi est tellement saturé de bien qu’il n’a même pas le souci de fournir les marques extérieures d’affection qui font reconnaître un cœur tendre et compatissant. Lorsque le jeune homme, tout confus et honteux, vient s’excuser auprès de lui, il n’y a aucune effusion, aucune démonstration de « bons sentiments », du genre de ceux qu’on a l’habitude d’associer aux comportements « altruistes ». Ostad semble même le congédier assez sèchement : « Ne gâche pas ce moment ».

Une fois de plus, on constate qu’il n’y a pas de code ou de système de prescriptions extérieures qui permette d’anticiper ce que signifie, dans une situation donnée, agir en être humain véritable.

Ce qui le confirme, c’est qu’en d’autres circonstances, apparemment similaires, les choses peuvent prendre un tour tout à fait différent. On songe ici à une autre anecdote, plus tardive. Ostad est maintenant procureur dans la ville de Khoramâbâd. Il est en déplacement et s’apprête à s’installer à la place qu’il a réservée dans un autobus. Or un officier s’y trouve déjà. Lorsqu’Ostad se présente à lui en lui demandant poliment de bien vouloir libérer son siège, l’officier refuse obstinément de bouger, et se permet même de l’insulter : « On n’est pas à la mosquée, ici ! » Que fait Ostad ? Il nous le dit sans détour : « J’écrivis un rapport aux autorités militaires de Khoramâbâd, qui le citèrent à comparaître devant un tribunal. Il eut beau supplier, je ne retirai pas ma plainte. » (Âsâr al-Haqq, vol. I, Téhéran, Nashr-e Pandj, 2007, p. 639)

Jugée de l’extérieur, selon les standards d’une moralité moyenne, une telle attitude pourrait sembler quelque peu excessive. On pourrait voir dans cette inflexibilité un manque d’indulgence, ou encore un attachement pointilleux à des questions de droit et de protocole. N’a-t-on pas dit qu’il fallait pardonner, même à ses ennemis ?

Mais justement, il s’agit ici de tout autre chose. Toujours dans la même parole, Ostad explique : « Il faut agir sans concession envers ceux qui abusent de leur grade. » C’est que l’enjeu n’est plus strictement personnel : c’est la société tout entière qui est en cause lorsqu’il se trouve en butte avec cet officier mal embouché qui lui manque de respect. Celui qui abuse une fois de son statut ou de son autorité le fera de façon répétée, au détriment d’autres que soi ; c’est donc le droit de la société, et par extension de la communauté humaine, qui se trouve lésé. C’est pour cette raison qu’il convient de ne pas transiger lorsqu’on est en position d’agir et de corriger un tel état de choses.

Conclusion

Ce que montrent toutes ces paroles et anecdotes, c’est la subtilité de cette notion : agir en être humain véritable. En abordant sous ce point de vue la vie d’Ostad Elahi, on voit de quelle façon s’organisent, autour d’un même noyau central de pure humanité, une pluralité d’attitudes extérieures très diverses – des attitudes qui parfois nous surprennent parce que, tout en respectant les lois sociales, elles vont à l’encontre des routines morales et s’écartent des formes stéréotypées de l’altruisme. Une même intention peut ainsi se traduire par des profils de comportement tout à fait différents, voire opposés et contradictoires en apparence. En réalité, la contradiction n’a lieu qu’en surface : pour celui qui a converti son être en pure humanité, tous ces gestes, toutes ces actions, toutes ces paroles rayonnent à partir d’une même source.


[1] ^ Cette expression désigne une « forme plus mature de la raison habituelle […] capable de saisir correctement la dimension spirituelle des choses en plus de leur dimension matérielle » (Bahram Elahi, Fondamentaux du perfectionnement spirituel : le guide pratique, Paris, Dervy, 2019, p. 47).

[2] ^ Dans le contexte musulman, lire le Coran est compté comme un acte de piété donnant lieu à une rétribution spirituelle. (N.d.T.)

[3] ^ Cité par Bahram Elahi dans Fondamentaux du perfectionnement spirituel : le guide pratique, op. cit., p. 77.


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16 commentaires

  1. MH le 10 Sep 2020 à 11:29 1

    Quel merveilleux article ! Il reprend l’ensemble de l’enseignement d’Ostad, presque intégralement.
    Merci pour ce résumé essentiel et ce rappel de ce que devrait être notre comportement si l’on souhaite agir en être humain véritable…
    Je vais tâcher de me ressaisir dans mon quotidien… Merci encore !

  2. bgag le 10 Sep 2020 à 16:28 2

    Quel bel hommage en ce jour anniversaire !
    Merci pour cette analyse

  3. na31 le 10 Sep 2020 à 20:30 3

    Merci beaucoup pour cet article. C’est une présentation très intéressante d’une facette essentielle de l’enseignement d’Ostad Elahi, sur laquelle vous avez, avec finesse, mis des mots. C’est dans notre nature de « petits écoliers » d’attendre que l’on nous dise exactement ce que l’on doit faire, pour être sûr de ne pas se tromper. Cet article nous invite à être beaucoup plus attentif, à l’aide de notre raison saine, et à rectifier en permanence notre intention afin de pouvoir se rapprocher du mieux possible d’un comportement humain face à toutes les situations et les épreuves qui se présentent à nous.

    J’ai beaucoup aimé votre proposition de lecture de la définition « d’ennemis »; il m’arrive souvent de me dire « je n’ai pas d’ennemi, donc cela ne me concerne pas », alors qu’en réalité je commets tant d’erreurs d’humanité envers les gens qui m’entourent – et donc dans ces moments-là, je traite ces personnes comme des ennemis.

    Merci en tout cas pour ce « boost » pratique pour bien commencer la rentrée!

  4. jacques le 10 Sep 2020 à 23:16 4

    Merci pour ce très intéressant article. Il n’y a, en effet, aucune différence entre « spirituel » et « matériel », ce sont les deux faces d’une même pièce. L’auteur de l’article a raison : ce qui pourrait sembler n’être que de la morale sociale, une sorte de catéchisme, est en réalité un travail spirituel effectif et efficace.

  5. f le 11 Sep 2020 à 1:24 5

    Merci beaucoup pour cet article. La présentation est très claire et compréhensible,
    et utile pour se préparer à une pratique in vivo.

  6. Lola le 11 Sep 2020 à 9:17 6

    Merci pour cet article si stimulant qui, au-delà de la nécessité de me ressaisir après de longues « vacances », m’a fait réfléchir plus précisément à plusieurs situations du quotidien concernant les taquineries « anodines » que l’on fait avec sa famille et ses amis proches. Ces plaisanteries, alors qu’elles sont souvent formulées sans malveillance, peuvent néanmoins heurter la personne qui en fait l’objet, au point de causer de mini-séismes familiaux (bref du vécu!…). En tout état de cause vous donnez des critères intéressants pour celui/celle comme moi qui a la langue leste mais qui essaie de se soigner en réfléchissant aux conditions dans lesquelles une plaisanterie restera plaisante et agréable. Je retiens que quelque soit mon intention initiale, il est important de rester vigilant à la manière dont cette plaisanterie sera perçue par celui qui en fera l’objet: donc la même plaisanterie peut passer avec certains et en blesser d’autres. Merci encore.

  7. Mike le 14 Sep 2020 à 18:51 7

    C’est génial ! Merci pour ce travail

  8. Danielle le 15 Sep 2020 à 23:58 8

    Merci pour cet article, et ce rappel des quatre habitudes à développer au quotidien.

  9. ST S le 19 Sep 2020 à 18:00 9

    Quel magnifique hommage et quelle belle analyse documentée!

    Et surtout merci pour la motivation qu’engendre cet article.

  10. Wlihelm le 20 Sep 2020 à 2:45 10

    Il est à noter que les formes originales de comportement éthique et humain indiquées ici sont un vecteur essentiel de conduite personnelle, celle d’agir en humain véritable. Elles sont aussi les fondements globaux d’une vie en commun dans la société : se conduire de manière éthique tout en ayant la flexibilité d’adapter son comportement, et même la norme elle-même, aux circonstances de l’espèce. On en retrouve l’application dans les principes de droit français d’adéquation et de proportionnalité de la sanction à la faute, de proportionnalité de la mesure administrative aux besoins requis par les circonstances, etc.
    En droit européen, c’est la conception téléologique de ce droit, c’est-à-dire l’effet que la loi veut obtenir plutôt que les formes extérieures de la loi, etc. Cela n’est pas surprenant, dans la mesure où le droit est inspiré de l’éthique et l’éthique provient du spirituel.
    Ainsi les principes énoncés et pratiqués par Ostad Elahi ont des répercussions individuelles qui sont bénéfiques aussi à la société dans son ensemble.

  11. andreu le 24 Sep 2020 à 9:54 11

    Un immense merci pour cette mise au point particulièrement éclairante sur la spiritualité naturelle et sur le processus qui conduit à agir en être humain véritable.

  12. HANNOUF le 24 Sep 2020 à 12:54 12

    Bonjour, très beaux témoignages du Maître Elahi ! Merci ! Concernant l’exposé j’émettrais une réserve. Elle concerne l’affection à porter et cette humanité qui est rapprochée ici de celle de la conception chrétienne et laquelle je déconseille aux personnes fragiles. Ostad Elahi prône la recherche de l’équilibre pour tous nos actes du quotidien et pour le commun du mortel. En ces temps de fortes perturbations sociales et économiques la moralisation superstitieuse veut soumettre chacun de nous à un retour en arrière, un rabaissement des consciences tout ceci par le biais de la culpabilisation. Mais comme le dit bien le Maître kurde il s’agit d’adapter son moi aux circonstances tout en faisant le travail adequat et en tâchant d’être instruit selon le contexte. Il ne faut pas prendre de grands exemples de bonté en les calquant sur soi ceci est une erreur, voire, un leurre.

  13. kbld le 27 Sep 2020 à 23:26 13

    J’étais pendant longtemps étonné par l’histoire du jeune voleur de chaussures qui voulait devenir gendarme : il y a un sens à ce que les personnes malhonnêtes n’accèdent pas à des fonctions qui donne un pouvoir important de violence sur autrui. Par ailleurs, l’agression du commerçant n’était pas un accident de parcours et l’empêchement était tout à fait logique. Bien que je voyais l’aspect lutte contre la voix de la vengeance, cette application me semblait contraire à l’intérêt de la société. Or, il y avait justement l’histoire du soldat qui ne veut pas laisser sa place.
    Je crois qu’en réalité, la question ici est l’effet sur la personne. Dans l’histoire du voleur, Ostad Elahi a vu que son action aurait l’effet de changer profondément le jeune homme, et la fin indique qu’il avait raison, et c’est ce qui justifiait de lutter contre la vengeance en le faisant partir sans casier. On pense à l’histoire de Jean Valjean et du prêtre ; une autre personne que Jean Valjean aurait pu se dire qu’il ne s’agit que d’un prêtre simple d’esprit et au contraire être encouragé par ce qui apparaîtrait comme de la niaiserie. Je pense que c’est le cas de l’histoire du soldat : sans sanction ou procès, il se serait dit que même s’il agresse un magistrat, comme tout le monde est « gentil », il s’en sort, alors raison de plus pour oppresser les petites gens.
    L’histoire spirituelle et la littérature regorgent de cas de personnes agissant mal mais qui deviennent des hommes exceptionnels, soit soudainement soit progressivement. Je lisais que même Azazil, il n’est marqué nulle part qu’il est damné à jamais ! Il y a bien sûr des conséquences pratiques à cela. Je crois qu’il faut voir que la plupart des gens sont sous l’influence de l’époque, il suffit que l’époque change pour qu’ils changent, et donc leur caractère maléfique est très relatif.
    Cependant, je crois que l’histoire du jeune voleur illustre bien la question de la lutte contre le soi impérieux, mais qu’elle ne m’invite pas à agir ainsi d’une manière générale. Je ne pense pas avoir un effet charismatique tel Ostad Elahi, je ne crois pas que l’époque me permettrait d’aller au-delà des règles légitimes, même dans leur respect, pour chercher un tel effet personnel. Ostad Elahi avait compris l’effet de son action et c’est cela qui a rendu sa lutte juste, mais pour moi, je crois que la prudence voudrait que je pense d’abord à la société et ensuite à la personne avec laquelle j’interagis (étant entendu qu’avec un jeune réhabilité, Ostad Elahi faisait du bien à la fois à celui-là et à la société qui bénéficiera directement de cela).

    1. kbld le 15 Nov 2020 à 13:01 13.1

      Le parallèle entre l’histoire de Jean Valjean et celle du voleur de chaussures est saisissant. L’histoire de l’évêque constitue le début des Misérables et je conseille de la lire en entier (ou de l’écouter, la lecture faite est excellente). On remarque que dans sa description faite du mode de vie de Mgr Bienvenu, Victor Hugo montre sa vie simple et dévouée à autrui, mais mentionne au passage, sans revenir dessus, le fait que la seule chose non nécessaire qui lui restait était sa maigre argenterie, à laquelle il avait déjà dit qu’il renoncerait difficilement. Lorsque madame Magloire est en effroi du vol, Bienvenu tient un raisonnement un peu différent et aussi pertinent (« Et d’abord, cette argenterie était-elle à nous ? »), puisqu’il s’adressait à chacun selon leur compréhension, mais on peut imaginer que sa première réaction fût de voir que cette histoire touche à la seule attache qui lui restait, qu’il en tirait une leçon et que c’est là qu’il a compris quelle est la réaction à avoir.
      Ce que je voulais dire, néanmoins, est que la situation de ces deux histoires me semble différente, **dans cette perspective** (et non dans l’idée générale de lutte contre le soi impérieux, de choses qui arrivent par rapport à un point faible), de la plupart des situations qu’un homme normal peut rencontrer de nos jours. Victor Hugo le dit de manière indirecte : oui, Jean Valjean avait mal fait, dans chacun des deux vols de sa vie à ce moment de l’histoire, mais la peine que châtiment social était sans commune mesure avec le mal commis. Et cela change tout. Les Misérables, sont, comme le rappelle Victor Hugo avant de commencer le récit, est condamnation de la « damnation sociale » ; je n’y connais pas grand-chose, mais il est possible que le contexte de l’Iran de l’époque fait que pour le jeune voleur aussi aurait connu un destin d’une nature qui n’existe plus aujourd’hui, en tout cas à ce point et en Europe.
      D’ailleurs, dans l’histoire du jeune voleur de chaussures, dans les droits occidentaux modernes, j’imagine qu’un magistrat devrait se récuser, même si une histoire personnelle le pousse à agir en faveur du mis en cause, et de toute façon, le pardon du commerçant ne changerait rien au prononcé d’une peine.

  14. SCM le 03 Oct 2020 à 19:03 14

    Article très clair, qui décortique et analyse très justement ces histoires tirées de la vie d’Ostad Elahi. En réalité l’anecdote du jeune qui gifle le commerçant montre le niveau de maitrise et la capacité qu’Ostad avait a neutraliser les techniques d’attaques de son ego/soi impérieux qui devait au moment du procès le submerger d’emotions pressantes et insistantes de se venger en le condamnant, mais aussi sa capacité a détecter et ne pas se faire flouer par les raisonnement dupeurs de son ego, justifiant surement par des arguments sensés qu’en le condamnant il ne fait que son devoir…Cette deuxième forme d’attaque (argumentation dupeuse du soi impérieux) est desfois très subtile et très complique a detecter.

  15. SCM le 14 Nov 2020 à 19:34 15

    Je viens de relire cet article, qui m’a beaucoup aidé à mieux comprendre les 2 anecdotes rapportées par Ostad Elahi (celle avec l’histoire des chaussures vernies et celle avec l’histoire de la place dans le bus).
    En tout cas cet article est une analyse très intéressante avec pleins d’illustrations de paroles d’Ostad Elahi.

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