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Ostad Elahi et les droits de l’homme : éthique et modernité

Par , le 24 Mai. 2008, dans la catégorie Ressources , Ressources - Articles - Imprimer ce document Imprimer
Le code civil et les droits de l'homme

Par Soudabeh Marin, dans Le Code civil et les droits de l’homme, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 417-434

Ostad Elahi est entré dans la magistrature à une période charnière de l’histoire du droit iranien, qui voit s’opposer la modernité du droit positif laïc à l’archaïsme de la loi religieuse. Indépendamment de ces deux mouvements, il développe une vision spirituelle du droit, qui englobe sans difficulté les principes des droits de l’homme au sens moderne tout en leur ajoutant une dimension intérieure. Cette conférence a été prononcée lors d’un colloque international qui s’est tenu à Grenoble en décembre 2003. Soudabeh Marin est enseignante-chercheur en Histoire et Anthropologie du droit à l’Université de Paris X-Nanterre.

Durant la première moitié du XXe siècle, à l’instar de l’Égypte et de la Turquie, l’Iran connaît une vague de modernisation et d’occidentalisation, qui s’accompagne d’une volonté plus générale de sécularisation. Ce mouvement, tendu vers la laïcité, et qui débouche en 1906-1907 sur l’adoption, d’une constitution, est particulièrement amplifié et accéléré sous la dynastie des Pahlavi (1925-1979). Pressé d’abolir le régime des capitulations, qui ne faisait guère honneur à la justice persane en permettant aux étrangers de se soustraire aux autorités au profit des juridictions consulaires, Reza Shah Pahlavi (1925-1941) réforme rapidement la justice de son pays. Il modifie l’organisation judiciaire, procède à la codification des lois et instaure de nouvelles mesures touchant à la formation et au recrutement des juges, et ce, afin de présenter au monde une image rassurante, fiable, civilisée et moderne de la Perse. Ostad Elahi (1895-1974) fait partie de cette première génération de juges laïcs qui exercent leurs nouvelles fonctions au sein de juridictions dépendant exclusivement du Ministère de la Justice et qui sont désormais les seules habilitées à rendre la justice au détriment des tribunaux religieux (shar`i), progressivement éliminés. Durant près de trente années, Ostad Elahi va donc appliquer un droit positif largement inspiré des droits européens et notamment français, mais qui n’arrivera jamais à se défaire des lois religieuses de la shari`a, qui continueront de régir notamment le droit de la famille. Face à une telle évolution, qu’il est nécessaire d’inscrire de façon plus globale dans l’histoire politique, juridique et religieuse de l’Iran, les réactions sont vives et expriment des visions très différentes des institutions, du droit, de la magistrature, de la modernité mais aussi des Droits de l’homme, concept récent importé d’Occident. Pour les partisans du progrès, telles les élites iraniennes formées en Europe, les réformes demeurent timides et laissent encore une grande place aux éléments du droit imâmite. Pour les, conservateurs religieux, qui perdent à la fois une grande partie de leur pouvoir et de leurs ressources, ces orientations sont jugées contraires à l’islam, d’autant plus qu’elles s’accompagnent d’autres mesures, plus spectaculaires, comme celle de l’interdiction du port du voile (1936).

Dans ce contexte, Ostad Elahi a une position particulière : il ne fait pas partie des intellectuels formés en Europe, ni des religieux orthodoxes, ni des juristes musulmans au sens classique, ni même des citoyens ordinaires. Issu du courant de la mystique (erfân) kurdo-persane, il est né dans la province du Kermanshah1 où il réside jusqu’à l’âge de 34 ans. Durant cette première partie de sa vie, il consacre douze longues années (de l’âge de onze ans à vingt-quatre ans) à la retraite, à l’ascèse et à la contemplation. Ce n’est qu’après mûre réflexion qu’il abandonne finalement, en 1930, la vie contemplative pour la vie active et opte pour le métier de juge. Marginal par rapport au courant de l’orthodoxie shi`ite légalitaire, il a toutefois une connaissance du fiqh (droit musulman) qu’il va compléter, au sein du cycle de formation à la magistrature proposé par le Ministère de la Justice, avec l’étude de l’ensemble des disciplines liées au droit nouveau. De plus, Ostad Elahi, qui n’a rien perdu de sa formation philosophique et « théosophique »initiale, développe, au fil de ses expériences et de ses lectures une philosophie du droit (ou plutôt une métaphysique du droit) qui reflète, à travers la tradition gréco-islamique2, des conceptions aristotéliciennes et néo-platoniciennes que l’on retrouve également dans les théories du droit naturel, à la fois classiques et modernes. Par certains aspects, notre auteur est donc proche des penseurs chrétiens. Sa vision du droit va également englober les apports de la modernité, dont le droit positif laïc et la notion de contrat social (qarârdâd-e ejtemâ`i). En ce qui concerne les Droits de l’homme, Ostad Elahi a élaboré une vision personnelle de ces droits, qu’il a toujours conçus au sens large, comme l’ensemble des droits liés à l’individu, y compris, et surtout, ceux de sa dimension métaphysique. Malgré cela, son approche rejoint, dans une certaine mesure et sur certains points, la philosophie moderne qui sous-tend les Droits de l’homme.

Nous verrons, dans un premier temps, le cadre dans lequel a exercé Ostad Elahi, avec l’évolution du contexte iranien et l’influence française sur le droit et la justice de ce pays, puis dans un deuxième temps, nous aborderons de façon succincte quelques éléments de la pensée d’Ostad Elahi, rapportés aux principes de la Déclaration des Droits de l’homme.

I. L’évolution des idéaux humanistes français en Perse et l’influence du Code civil

À la fin du XVIIIe siècle, la Perse est en proie à des conflits aussi bien à l’extérieur de ses frontières, notamment avec la Russie, qu’à l’intérieur, où à l’issue d’une sanglante lutte de pouvoir, Agha Mohammad Khan Qajar, représentant de la future lignée des Qajar, prend le pouvoir en 1795, éliminant le dernier héritier de la dynastie Zand. Les menaces étrangères, l’agitation intérieure et le repli de la Perse sur elle-même expliquent en partie le fait que 1789 reste un événement ignoré de la plupart des Persans au moment même où il se produit. Durant la première moitié du XIXe siècle, toutefois, quelques relations de voyage, écrites par des sujets persans ayant visité l’Europe, évoquent la Révolution française, mais la plupart émettent un jugement assez sévère sur ces faits qu’elles qualifient d’« émeute »voire de « fléau »3. Ces récits expriment un dédain pour les gouvernements populaires, une défiance vis-à-vis du système républicain, un rejet de l’athéisme et du matérialisme qui semblent s’en dégager et une réflexion critique sur certains concepts liés aux Droits de l’homme, tels que l’égalité et l’individualité, dont la signification n’est pas immédiatement saisie dans le contexte musulman. Plus tard, les Anglais prétexteront les révolutions de 1789 et de 1848 « pour écarter les Français du chemin de leurs intérêts économiques et politiques »4 en Perse, notamment en accentuant cette image négative auprès des monarques persans et en leur laissant entrevoir les dangers que de tels bouleversements feraient courir à la monarchie et à la religion.

Et pourtant, durant la deuxième moitié du XIXe siècle, un nouveau vocabulaire politique, issu justement de la révolution française et des théories modernes occidentales, est peu à peu introduit et traduit : « patrie », « nation », « progrès », « parlement », « révolution »et même la devise « liberté, égalité, fraternité », qui est propagée par deux intellectuels iraniens, Mirzâ, Ya`qub Khân et son fils Mirzâ Malkam Khân, et par le biais de la première loge maçonnique, Farâmush khâne5, qu’ils fondent en 18596. En effet, à partir de ce moment et jusqu’à la Première Guerre mondiale, des membres de l’élite iranienne seront influencés par les associations d’inspiration maçonnique et initiés aux idées diffusées par les loges européennes, notamment celles du Grand Orient de France. Ainsi, les intellectuels œuvrant pour la modernité ou un islam « progressiste »sont, pour la plupart, membres de ces groupements ou ont été, d’une manière ou d’une autre, en contact avec le monde occidental. Tous s’intéressent naturellement à Montesquieu (L’esprit des lois), à Rousseau et à Voltaire7. Durant cette période, qui voit, en 1895, la naissance d’Ostad Elahi, le roi Nâser al-Din Shah (1848-1896), premier souverain persan à voyager en Europe, exprime la volonté de mieux organiser son pays. Il pense d’abord à une constitution (idée qu’il abandonne devant la réticence de ses ministres) mais, ébloui par le système judiciaire français, il tente d’asseoir, en vain, quelques timides réformes. Il fait traduire en 1889 le code Napoléon et « les lois en usage dans les colonies musulmanes de France et d’Angleterre »pour envisager une éventuelle adaptation du code à la Perse. Nous retrouvons la trace de cette initiative du gouvernement persan dans les archives diplomatiques françaises, à travers une demande qui est retransmise par le Ministère le 29 octobre 1889 au Gouverneur général de l’Algérie, Louis Tirmanl8 : « Le Chargé d’affaire de France à Téhéran annonce que le Vizir perse prépare une constitution pour la Perse et qu’il attacherait du prix à recevoir des exemplaires de notre code musulman algérien ». En réponse à cette demande, le Gouverneur général répond au Ministère le 4 novembre 1889 en y joignant un ouvrage, Le Dictionnaire de la législation algérienne9. Et le Gouverneur de préciser :

Ce recueil renferme, entre autres documents la collection complète des lois, ordonnances, décrets, arrêtés et instructions qui régissent les populations musulmanes de l’Algérie ; il me paraît, dès lors, à défaut de « code musulman algérien », ouvrage qui n’existe pas, pouvoir être utilement consulté en vue de la constitution que le Gouvernement de la Perse prépare pour ses sujets.10

C’est un diplomate et écrivain persan, Mostashâr al-Dowleh, qui traduit « pour la première fois la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen et des fragments du Code Napoléon »11. Cependant ces initiatives n’auront que peu d’impact, et l’hostilité des Religieux mettra finalement un terme à toute velléité de réforme.

A. La première constitution de la Perse : souveraineté du peuple et séparation des pouvoirs

Cette constitution qui n’a pas vu le jour sous le règne de Nâser al-Din Shah est finalement arrachée par les persans à leurs futurs rois, Mozzafar al-Din Shah (1896-1907) et Mohammad Ali Shah (1907-1909) entre 1906 et 1907, à travers un mouvement révolutionnaire sans précédent qui, dans un même élan, unit toutes les couches de la population et rallie à la même cause, religieux, marchands, intellectuels ou artisans. C’est alors seulement que l’on peut constater une influence plus nette de 1789, « durant ces années, la plupart des réformistes, des démocrates et des révolutionnaires réclament d’une certaine façon de la Révolution française »12. Sous la pression populaire, la Perse adopte le régime de la monarchie constitutionnelle et s’inspire de la constitution belge du 7 février 1831 et de la Charte française de 1830 : en découlent le principe fondamental de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judidaire13, hérité de Montesquieu, mais aussi d’autres principes clés, comme celui de la souveraineté du peuple et de la liberté d’expression14. Cela étant, pour ne pas s’attirer l’animosité des religieux et du clergé, la constitution précise que les lois « ne deviennent exécutoires que si elles sont conformes aux principes de la religion »15 et que le parlement, Majless, « ne peut à aucune époque contredire par ses lois les Saintes prescriptions islamiques et les lois édictées par le prophète »16.

Ce mouvement révolutionnaire, dont la première revendication est la constitution d’une « maison de justice »(edâlat kbâneb), et plus généralement d’une justice organisée, accessible, rationnelle et égalitaire trouve son origine dans la carence même de la justice, le règne de l’arbitraire, la corruption des juges et une forme d’anarchie judiciaire qui provient de la coexistence de deux systèmes, dispensant pour l’un une justice religieuse (shar`) et pour l’autre une justice coutumière (`orf). Toutes deux sont, en tout état de cause, dénuées de procédure et de lois codifiées, permettant un jugement variant au gré des fantaisies et surtout des intérêts. Durant la phase révolutionnaire, qui a mis en effervescence toute la population. Iranienne, Ostad Elahi n’a que onze ans et il assiste, dans sa lointaine province du Kermanshah, aux troubles qui résultent de cette période, le désordre favorisant l’insécurité dans les villes et les villages avec l’émergence ou la résurgence de luttes tribales et politiques mais aussi le déferlement des pilleurs et des bandits de grand chemin.

B. L’influence française dans l’organisation du système judiciaire et la codification17

Une fois la constitution établie, des mesures visant à organiser les institutions du pays sont prises.

En France, écrit en 1931 un intellectuel iranien, Ali-Akbar Siassi, on engagea deux Conseillers, M. Demorgny et M. Perny. Le premier fut chargé de l’organisation du Ministère de l’Intérieur et fit en même temps un cours très suivi de Droit Administratif à l’Ecole des Sciences Politiques de Téhéran. Le second fut nommé Conseiller au Ministère de la Justice. Ici la tâche était beaucoup plus épineuse, car on ne pouvait nullement songer à des réformes radicales. Il fallait au contraire agir avec beaucoup de tact, éviter d’aller à l’encontre des prescriptions du Coran et des traditions sacrées des Imams et ménager les Modjéhéds, chargés de leur application. Ce tact, M. Perny le possédait au plus haut point, et c’est ce qui lui permit de rester près de quinze ans au service du gouvernement persan [1911-1926].18.

Nous avons vu que le code Napoléon avait été traduit durant la deuxième moitié du XIXe siècle. Adolphe Perny, ancien procureur de la République à Redon détaché en Perse en 1911, va alors entamer le processus de codification, précisément sur la base du code Napoléon. En France, les archives du Ministère des Affaires Étrangères signalent vers 1918 l’entreprise du conseiller Français.

Il a élaboré successivement et fait approuver un Code organique de la Justice persane, un Code de procédure civile, un Code d’instruction criminel, un Code pénal, un Code de l’enregistrement. Un Code forestier préparé par ses soins est soumis à l’approbation des autorités compétentes. Il prépare actuellement le Code commercial persan et compte pouvoir le publier dans le courant de 1920. En même temps qu’il donnait à la Perse les codes dont elle avait besoin, M. Perny a procédé à l’organisation pratique de la Justice. Des justices de paix, des tribunaux, des cours d’appel ont été créés par ses soins et fonctionnent à Téhéran et dans les principales villes de l’Empire.19

Mais il serait plus juste de dire qu’il s’agissait là davantage d’une œuvre collective que d’une réalisation individelle, Adophe Perny ayant travaillé toutes ces année durant, au sein de diverses commissions présidées généralement par le ministre de la Justice de l’époque et ayant pour membres d’éminents juristes iraniens, dont certains qui maîtrisaient le droit shi`ite, d’autres qui avaient une bonne connaissance de la législation française ou d’autres encore qui appréhendaient les deux cultures juridiques. Par ailleurs, pour assurer la formation et le recrutement des futurs cadres et magistrats du Ministère de la Justice, « M.Perny a fait fonder à Téhéran une école de droit ou l’enseignement est donné en français et dont la direction lui a été confiée. »20 C’est en effet à l’automne 1919, sous l’égide du cabinet de Vosugh al-Dowleh, que l’École de Droit où vont enseigner des professeurs français21 voit le jour.

Toutefois, cette empreinte française n’est pas toujours bien accueillie, même si la tradition et la langue françaises font partie de l’éducation de l’élite persane depuis le XVIIIe siècle et que la Perse a longtemps été appelée « la France de l’Asie22 ». D’une part, à l’extérieur des frontières de la Perse, elle suscite l’irritation des Anglais et des Russes qui rivalisent pour maintenir leur influence dans la région, d’autre part, à l’intérieur, elle mécontente les milieux conservateurs. Aussi, pour éviter l’hostilité et l’opposition du clergé, les codes, même s’ils reflètent largement les lois et les coutumes religieuses, vont garder longtemps un caractère provisoire du fait même qu’ils portent les traces de cultures étrangères non-islamiques. Un exemple : le code civil, dont le premier projet d’élaboration a vu le jour en 1915 n’est voté par le parlement qu’en 1928 et 193523.

Nous nous proposons maintenant de voir, grâce à l’expérience d’un magistrat de cette époque, qui nous a laissé de précieux témoignages, comment cette coexistence entre deux cultures juridiques différentes a pu être vécue et expérimentée sans trop de heurts. En 1925, un an avant qu’Adolphe Perny ne quitte définitivement la Perse, la dynastie Qajar est renversée par Reza Shah, qui fonde la dynastie Pahlavi. Ce dernier poursuit l’effort de codification et entame à la hâte une série de réformes visant à rehausser, auprès de la communauté internationale, l’image de cette « contrée »primitive24 qu’est la Perse. Il veut surtout être en mesure d’imposer la suppression des capitulations, qui permet encore aux étrangers de se substituer à la justice, jugée archaïque, du pays, une clause estimée désormais intolérable et dégradante. Il procède donc à une réorganisation du Ministère de la Justice en 1927 en excluant les juges religieux, les nouveaux juges devant justifier désormais d’un minimum de trois années d’études25. C’est à cette même époque, en 1930, qu’Ostad Elahi arrive à Téhéran et intègre ce dispositif fraîchement établi en quête d’une nouvelle génération de fonctionnaires à former. Ostad Elahi se confronte alors, après des années passées à l’écart de la société et de ses vicissitudes, à une réalité difficile dans un contexte mouvant où s’entrechoquent l’envolée laïcisante des élites et la résistance hostile des conservateurs. Ces évolutions touchant aux institutions de la Perse, Ostad Elahi, qui a 35 ans en 1930, n’en a pas encore une connaissance tout à fait précise. Mais nous verrons que sa formation philosophique, théologique et éthique le prédispose à un traitement original de la modernité qui trouve une entente précisément sur le terrain des Droits de l’homme, pris toutefois dans une acception particulière, propre à sa vision métaphysique.

Nous ne pourrons aborder ici l’aspect très structuré de la philosophie du droit de cet auteur26, mais nous allons présenter quelques-uns des commentaires et des témoignages que nous a laissés Ostad Elahi, montrant que, du moins sur certains points et à travers des éléments de sa formation spirituelle à caractère humaniste, il n’est pas étranger aux idéaux exprimés dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. C’est cependant à travers ce prisme particulier qui lui est propre, qu’il appréhende ces droits et les ressaisit. La principale caractéristique de cet auteur, toutefois, est le fait qu’il s’attache à définir une pensée visant à transformer l’individu indépendamment de l’ordre social : il s’est lui-même tenu à l’écart de la politique et n’a pas cherché à élaborer une doctrine ou une philosophie politiques, même s’il lui est arrivé de s’exprimer ponctuellement sur les structures du corps social ou la nature et l’évolution des lois de son pays. Il n’a pas eu l’intention de proposer des modèles politiques ou des solutions qui pourraient servir d’exemple d’organisation sociale, institutionnelle et juridique et il n’a pas non plus développé une théorie du pouvoir et de l’État.

II. Ostad Elahi et la modernité

Nous allons brièvement illustrer quelques-uns de ces points de vue à travers les trois valeurs phares de la Déclaration qui nous préoccupent ici et qui sont imposées comme des notions centrales dans la pensée politique et juridique moderne : la liberté, l’égalité et la fraternité. Cette classification présentée ci-après, en ce qui concerne notre auteur du moins, est arbitraire27, car elle sert uniquement à rapprocher certaines opinions d’Ostad Elahi avec quelques idées extraites des textes de la Déclaration des Droits de l’homme (notamment ceux de 1789 et 1793), et ce, afin de constater qu’il n’y a pas antinomie entre une vision de ces « droits fondamentaux », émanant d’un Occident moderne et celle née au cœur d’une culture orientale. C’est là, d’ailleurs, toute la différence entre d’une part, une interprétation herméneutique des textes, notamment des textes sacrés, que nous offre le courant de la mystique persane et qui, de ce fait, permet d’accéder, à travers une expérience libre et intime, à une certaine forme d’universalité en dépassant la règle pour en saisir l’esprit28, et, d’autre part, une interprétation rationaliste, légaliste et politique de l’islam.

Par ailleurs, il faut savoir que la question des Droits de l’homme, telle qu’elle est posée en Occident, n’est pas, à l’époque d’Ostad Elahi, un débat de premier plan en Iran. Ce, d’autant plus que les conditions nécessaires à l’émergence du concept des Droits de l’homme, produit d’une évolution particulière, ne sont pas réunies dans l’Iran shi`ite : en effet, l’homme n’y est pas pensé encore tout à fait comme un individu autonome et premier par rapport au tout social, le droit n’y est pas pensé également comme droit subjectif dont l’individu est titulaire et qui serait inhérent à la nature de l’homme29.

Toutefois, l’enseignement du droit dispensé à l’École de Droit et au sein des formations internes du Ministère de la Justice étant l’apanage des Français, notre juge a très certainement eu connaissance du contenu de la Déclaration des Droits de l’homme dans un premier temps, puis à travers la lecture de divers ouvrages de juristes iraniens formés en Europe30 et des articles de la constitution iranienne inspirés indirectement par la charte française de 1830. Par ailleurs, les lectures d’Ostad Elahi témoignent de son intérêt pour l’histoire et l’évolution des pays européens et du christianisme ; la révolution française et ses répercussions ne lui sont donc pas étrangères. Il est en tout cas intéressant de voir que l’auteur évoque, mais sans en définir exactement les terme et le contenu, ce qu’il appelle hoquq-e bashariat31 (droits de l’humanité) et hoquq-e bashari32 (droits humains), alors qu’en Iran, « les Droits de l’homme », en tant que formule consacrée, sont traduits par hoquq-e bashar. D’après les documents dont nous disposons, il semblerait qu’Ostad Elahi, dont la philosophie est centrée essentiellement sur la dimension spirituelle de l’homme, n’ait pas commenté directement et explicitement la problématique des Droits de l’homme et ses effets sur le plan politique, social et juridique. Mais ses propos y reviennent pourtant sans cesse de façon indirecte et c’est ce que nous allons voir ici.

A. La Liberté

La liberté individuelle

« La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui (…) Sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait » (art. 6 de la Déclaration des Droits, 1793). Ostad Elahi, qui reprend cette maxime à maintes reprises, s’inscrit dans cette même orientation et va jusqu’à accorder, en ce qui le concerne (car il n’en fait pas une règle générale), la prééminence de cette limite morale sur la loi car, dit-il, un acte peut nuire aux droits d’autrui sans pour autant aller à l’encontre d’une loi civile voire même d’une loi religieuse33. Cette limite morale ou cette contrainte éthique, l’homme est à même de pouvoir se l’imposer à lui-même, et c’est là précisément qu’il peut jouir de sa liberté et l’exercer entièrement :

En tout ce qui concerne nos relations avec la société, soyons notre propre gendarme, dans les affaires religieuses, soyons notre propre guide et pour tout ce qui relève de l’éthique, soyons notre propre maître et juge.34

La liberté de croyance, de conscience, d’opinion mais aussi d’action est toutefois conjuguée ici avec un souci d’adéquation à un référentiel éthique et à la notion de responsabilité à tous les niveaux. Aussi le droit à la liberté est-il tributaire d’un certain nombre de devoirs. C’est d’ailleurs l’équilibre réalisé entre ces deux bornes, le droit et le devoir, qui accorde à la liberté non seulement sa légitimité mais aussi sa juste mesure, sa proportion idéale, pour reprendre une image aristotélicienne.

Un autre point que l’on peut mentionner, qui rejoint la liberté individuelle (et pour choisir un thème qui est d’actualité), est la liberté vestimentaire. Le vêtement, en soi, précise l’auteur, n’a aucun lien avec l’essence de la religion et fait partie des éléments à caractère social et temporel qui varient au gré des modes et des époques. Au-delà du vêtement, ce qui importe pour l’individu, à travers ses choix vestimentaires, c’est sa propre dignité. Si les lois de la mode fluctuent avec le temps, les lois éthiques, quant à elles, ne varient pas, et c’est à cela précisément que l’on reconnaît une « loi divine » dont la portée peut être universelle : la loi divine ne peut se rapporter à une quelconque apparence ou forme extérieure, par définition éphémère et vouée au changement (ce n’est pas le port d’un vêtement particulier qui sauve l’âme humaine) mais elle agit dans la sphère intime, dans la nature même de l’âme humaine (c’est le respect de la dignité qui élève l’âme). Ce raisonnement, propre aux mystiques et qui privilégie à travers une vision spirituelle des livres saints, l’esprit (bâten) plutôt que la lettre (zâher), s’écarte d’une vision normative de l’islam.

Ceiui qui veut adapter l’islam à la civilisation de notre époque, doit pouvoir saisir et connaître la vérité profonde de l’islam. Par exemple, il doit savoir quel était, à l’époque, le principe [à l’origine] du hejâb35. Alors seulement il saura comment faire aujourd’hui36

Ostad Elahi interprète le : mot arabe hejâb qui apparaît dans le Coran, non pas au sens littéral de « voile », en tant qu’étoffe destinée à couvrir, mais plutôt comme l’expression des principes de dignité et de respect, principes éthiques universels qui ennoblissent l’âme humaine. Sur ce point également, il insiste sur la liberté individuelle, celle pour l’homme de suivre ou non, à travers l’exercice de son libre-arbitre, ces principes de respect et de dignité, et donc de s’habiller ou de se comporter dignement ou pas. Rappelons que Reza Shah avait instauré en 1928 un costume national à l’européenne pour les hommes et qu’en 1936 il avait interdit le voile, ce qui avait attiré les foudres du clergé. Ces questions étaient donc autant d’actualité alors même que l’Iran s’acheminait vers une laïcisation forcée, que de nos jours, où l’on assiste à la tendance contraire.

La liberté collective

À l’échelle de la société, notre magistrat rejoint l’idée exprimée dans l’article 6 (1789) sur la liberté pour un peuple de pouvoir légiférer : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ». Pour Ostad Elahi, qui vit dans une société musulmane, cette option est lourde de sens :

Par exemple, dans la shari`a, il est dit que l’homme peutrendre quatre femmes pour épouses, mais si la loi [le droit positif laïc] limite cette disposition, dans ce cas il faut respecter la loi. Dès lors qu’une loi religieuse se trouve neutralisée par une loi sociale37, c’est cette dernière qui prévaut ».38

Ostad Elahi envisage donc un droit qui évolue en fonction des besoins, des mœurs et des contraintes de chaque époque et de chaque pays, et accorde sa légitimité au droit positif laïc (pour peu, toutefois, qu’il soit conforme au bien commun, à l’éthique et à la justice), expression de la volonté générale.

N’oublions pas que le contexte particulier de cette époque, qualifié par certains intellectuels de période de transition entre archaïsme et modernité, voit naître et perdurer cette tension constante entre le droit shi`ite, encore très présent dans le code civil iranien, et la volonté finalement vouée à l’échec des législateurs laïcs de libérer le droit de toute contrainte religieuse. Cela étant, l’auteur, qui se situe dans la tradition des philosophes antiques et médiévaux, appréhende le droit à travers le concept plus général de justice. C’est ce même idéal de justice et d’équité qui, à travers les sages de la société, devrait orienter toute œuvre législative, de quelque nature qu’elle soit.

Enfin en tous temps et en tout lieu, ce qui est considéré par les sages comme bon, qui engendre l’ordre et la paix pour les hommes, qui émane du Vrai39, observe-le pour toi et envers les autres, et de ce qui est contraire à cela, éloigne-toi.40

B. L’égalité

L’égalité, chez Ostad Elahi, a d’abord une portée métaphysique, liée de près au mécanisme même de la création (toute créature a un droit). Sans entrer dans des explications qui dépasseraient le cadre de ce bref exposé et pour en revenir à des considérations d’ordre plus générales, on peut dire qu’Ostad Elahi, qui n’établit aucune différence entre les religions, les races et les sexes, développe une certaine idée de l’égalité entre les individus et que cette vision ne se retrouve pas toujours dans le code civil iranien.

Égalité devant la loi

Dans une optique plus juridique de l’égalité, l’auteur rejoint le contenu de l’article 3 (1793) : « Tous les hommes sont égaux par la nature41 et devant la loi ».

Cette idée d’égalité devant la loi, fraîchement introduite en Perse à travers la constitution, a pourtant du mal à s’affirmer dans les esprits, dans les mœurs et dans la pratique des Iraniens. En tant que juge, Ostad EIahi, soucieux de rendre son droit au justiciable, sans faire de différence entre les riches et les nécessiteux, les faibles et les puissants, les mineurs et les adultes, les femmes et les hommes, doit cependant faire face à des situations mettant au défi son intégrité tout autant que son courage. Une anecdote illustre cette recherche de l’équité dans un contexte politique et social difficile, encore marqué par la féodalité et une justice arbitraire exercée dans les provinces par les gouverneurs et les grandes familles de notables. Ceux-ci ne peuvent pas encore concevoir, face à cette administration judiciaire naissante, de perdre leurs avantages et privilèges, en pliant devant de simples fonctionnaires d’un État jusque-là lointain et dénué de tout pouvoir. Alors qu’il est Procureur au tribunal de Grande Instance d’une ville de province42 en 1939, Ostad Elahi prend connaissance d’un dossier laissé de côté. Il concerne un négociant très riche de la ville qui avait perdu son frère et qui avait épousé, selon la coutume en vigueur43, la veuve de son frère. Parmi les enfants de ce dernier, il restait deux filles et un fils, mineurs et sans protection.

Chaque fois que j’étais muté à un nouveau poste, je traitais en priorité les affaires des orphelins. C’est ainsi que je pris connaissance de ce fameux dossier. Je remarquai que mes prédécesseurs l’avaient également examiné, mais n’avaient jamais donné suite. Je rouvris le dossier et convoquai le négociant, qui était par ailleurs très influent. Il vint me voir, tout en flatteries et en formules mielleuses telles que « Je suis votre humble serviteur, votre ami sincère et dévoué, etc. ». Il se montra très chaleureux et amical et dit : « Votre Honneur, ce n’est pas la peine de perdre votre temps sur ce dossier, il n’y a rien à redire de la tutelle de votre serviteur ». « Cela fait douze ans que vous n’avez pas fait état de comptes des mineurs qui sont sous votre tutelle », lui dis-je à mon tour. « Mais c’est inutile, m’assura-t-il la veuve de mon frère est maintenant ma femme et deux de ses filles sont mes brus ; les autres sont comme mes propres enfants. Mais soit, je vais obéir à vos ordres et je vous apporterai les comptes demain ». Lorsqu’il revint le lendemain, en fait de comptes, il posa sur mon bureau un imposant paquet rempli de billets de banque. « Qu’est-ce que cela ? », Demandai-je. Il courba la tête et dit : « Votre Honneur, ce n’est qu’un présent sans valeur… Et il n’y a personne ici à part vous et moi ». « Vous vous trompez lui, répondis-je, il y a quelqu’un d’autre ici ; c’est Dieu ». Je compris ainsi pourquoi ce dossier était resté si longtemps au fond d’un tiroir. Quant au négociant, il frappa à toutes les portes, je reçus même un avertissement du Ministère, mais je demeurai inflexible et continuai à exiger l’état des comptes des mineurs (…). Le montant de la fortune [qu’il s’était constitué avec l’héritage de ces orphelins] était astronomique (…). Je lui retirai sur le champ la tutelle et restituai leurs biens aux mineurs (…). À mon sens, le responsable qui accepte des pots de vin pour abandonner une enquête commet une faute plus grave que celui qui le soudoie.44

Cette histoire illustre la rencontre entre, d’une part, la modernité des institutions judiciaires et des moyens offerts aux juges laïcs et, d’autre part, le maintien, dans le cas d’Ostad Elahi en tous cas, des valeurs éthiques et morales traditionnelles (sorte de déontologie classique45) liées à la figure du juge-sage en islam et surtout à l’image de Ali, gendre du prophète Mohammad et qui incarne depuis toujours l’idéal de Justice et la perfection du jugement pour les shi`ites.

Égalité devant la loi : les femmes

Le problème de l’égalité des hommes et des femmes devant la loi se pose dans bien des cas lorsque l’on étudie le code civil iranien46.

En matière testamentaire, par exemple, l’article 907, qui fixe une règle de la shari`a, est clair : « Si [le défunt] a laissé plusieurs enfants, de sexe différent, le fils prendra le double de la fille ». C’est en nous penchant sur des articles de cette nature que nous pouvons constater ce que d’aucuns décrivent comme la « laïcisation imparfaite »du code, fait déploré par les partisans de la modernité. La place de la religion, on le voit, est encore importante dans le processus de codification et le législateur iranien, agissant dans la précipitation, évite, d’affronter les ulémas sur ces questions épineuses, de peur de faire s’écrouler l’ensemble de l’édifice. Face à cette disposition particulière concernant le droit testamentaire, Ostad Elahi qui est partisan d’une égalité stricte entre les sexes, illustre sa position d’une façon singulière. Avant de devenir juge, alors que seules prévalaient les règles du droit imâmite, il avait partagé, après le décès de son père en 1920, l’héritage laissé par, ce dernier de façon équitable entre tous les héritiers, frères et soeurs. On pourrait dire ici qu’en se dépossédant lui-même, il n’avait pas respecté la loi religieuse. Cela étant, s’agissant là d’une décision personnelle, Ostad Elahi n’a pas eu la volonté d’imposer sa démarche comme une règle générale, nous savons tout simplement qu’il a toujours encouragé ses proches ainsi que les personnes qui le sollicitaient à agir dans ce sens.

En ce qui concerne, par ailleurs, d’autres dispositions du code à caractère inégalitaire et sur lesquels nous possédons des témoignages de notre juge, il y a celles, notamment, qui fixent la polygamie et la répudiation unilatérale de la femme.

Dans le premier cas, la loi autorise la polygamie par l’intermédiaire de deux dispositions : celle, reconnue en islam d’avoir quatre épouses, voire plus47, et celle, typiquement shi`ite, de pouvoir contracter, parallèlement au mariage dit « permanent »une autre forme d’union, « le mariage temporaire48 »(siqeh).

Sur ce sujet délicat de la polygamie, Ostad Elahi affiche une position franche, qui, du reste, est partagée par les réformistes iraniens de son époque qui réclament une réforme du droit de la famille. Mais si les uns tendent à vouloir se conformer aux normes européennes, estimées « civilisées », notre juge, quant à lui, revient inlassablement sur les principes fondamentaux de sa propre culture éthique, à savoir, pour ce qui nous concerne ici, la dignité humaine et bien sûr l’égalité entre les sexes :

Un homme qui a deux femmes en même temps est le plus indigne qui soit (…). Je suis formellement contre le fait qu’un homme puisse épouser deux femmes, car il n’y aucune différence entre une femme qui aurait deux maris et un homme qui aurait deux épouses.49

Quant au divorce, ou plutôt ce que le droit iranien appelle « talâgh », qui est en réalité une répudiation, c’est l’acte par lequel le mari renvoie sa femme en prononçant quelques formules (« je t’ai libérée »ou « tu es libérée ») en présence de deux témoins justes et de sexe masculin50. Lorsque le talâgh n’est pas motivé, il constitue une répudiation unilatérale de la femme par son mari (art. 1133 : « Le mari pourra répudier sa femme quand bon lui semblera »). Par ailleurs, même s’il est motivé (aversion réciproque ou unilatérale ou autres causes déterminées par le code), c’est toujours au mari qu’appartient d’accomplir officiellement l’acte final de « libération »de la femme, acte qui demeure de la compétence exclusive de l’homme. Pour obtenir le divorce, l’épouse est même parfois obligée par la loi de monnayer cette séparation. Cette inégalité de fait donne lieu, dans la société iranienne, à des abus, et bien souvent, lorsque la femme demande la séparation, elle reste tributaire de la décision de son mari, qui rechigne alors à la « libérer ». Sur ce point, en particulier, qui concerne le respect du droit des femmes, Ostad Elahi exprime une position qui tend à intégrer, au-delà d’une volonté de réforme du droit à travers une démarche positiviste qu’i1 n’écarte pas, le respect de la règle morale pour tout homme : dès lors qu’une femme désire se séparer de son mari, dit-il, la retenir contre son gré entraîne la responsabilité à la fois morale et spirituelle de son mari51.

Les normes de référence d’Ostad Elahi, issues de la quintessence de la tradition mystique, s’harmonisent ainsi plus aisément avec les principes de la modernité, du fait même qu’elles ne se cristallisent nullement sur l’aspect positif d’un droit religieux, contrairement à la démarche des docteurs de la loi shi`ites, mais plutôt qu’elles relèvent d’une interprétation herméneutique de la religion.

C. La fraternité

Le concept de fraternité, qui, au-delà du lien de parenté, évoque le lien de solidarité et d’amitié, pourrait correspondre chez notre auteur à celui d’humanité (ensâniat), au sens où l’individu se soucie de son prochain autant que de lui-même dans un élan de solidarité.

La fraternité entre les individus

Ostad Elahi place la fraternité ou le sens de l’humanité au sommet de son architecture éthique. L’anecdote qui suit, illustre ici les dangers d’une conception rigide et normative de la religion. Une approche qui, au lieu de rapprocher les individus, tendrait à les éloigner les uns des autres dans une relation d’autorité et de rejet. La religion, ainsi interprétée, deviendrait alors nuisible pour elle-même, pour ses fondements essentiels ainsi que pour les hommes :

Lorsque j’habitais [à Téhéran], je passais quotidiennement à l’école théologique de Marv 52 et y restais une ou deux heures pour écouter les débats théologiques. Tout le monde me connaissait et me témoignait du respect. Un jour d’hiver particulièrement froid, je vis un homme dans la cour, tremblant de froid, qui s’approcha d’un clerc installé dans son bureau et lui demanda s’il pouvait entrer se réchauffer pendant une heure. Ce à quoi le clerc répondit : « Non, cette pièce m’appartient, peut-être es-tu impur 53 ». Bref, il ne le laissa pas entrer. J’allai auprès du clerc pour essayer de le faire changer d’avis mais ce fut sans effet sur son cœur de pierre. Et ces gens-là se disent musulmans.54

Dans la hiérarchie des devoirs, lorsqu’il s’agit pour l’homme de délibérer sur une situation donnée, tout comme un juge délibèrerait sur un cas, le respect de la fraternité et de l’humanité doit primer sur le respect d’un rituel ou d’une loi religieuse. Cette fraternité est l’axe directeur en fonction duquel la conscience fixe ses priorités. Encore une fois, l’auteur exprime ici le point de vue de la mystique qui distingue dans la religion ses principes ou fondements essentiels (usul) de ses dérivations (furu`), considérées comme accessoires.

La fraternité dans la collectivité

Dans l’optique des travaux de Louis Dumont, le système d’Ostad Elahi ne semble être ni exclusivement holiste (théorie qui donne la primauté au tout social caractéristique des sociétés traditionnelles), ni purement individualiste (conception caractéristique de la modernité55). Malgré une vision centrée sur l’individu, sa finalité et sa réalisation, Ostad Elahi n’en néglige pas pour autant la collectivité, qui, en tant qu’unité sociale, a des droits. Aussi, les membres du corps social ont chacun une dette envers elle. Tout acte bénéfique accompli à l’encontre de l’organisme social, se charge immédiatement d’une valeur spirituelle : « La meilleure des prières, écrit Ostad Elahi, est de rendre service à la société56 ». Cela étant, ces gestes de fraternité et d’humanité peuvent prendre divers aspects notamment pour l’individu, celui de défendre ses droits et d’agir contre les abus, et ce, dans l’unique intention de protéger son prochain et par là même, d’épargner la société toute entière :

Il faut agir sans concession envers ceux qui abusent de leur grade. À l’époque où j’étais procureur à Khorramâbâd, j’ai dû effectuer un déplacement. J’avais réservé une place dans le bus mais lorsque je voulus rejoindre ma place, un officier s’y était déjà installé. Je me présentai et lui demandai de libérer mon siège. Il répondit : « On n’est pas à la mosquée, ici ! »57 et ne se leva pas. J’écrivis un rapport aux autorités militaires de Khorramâbâd qui le citèrent à comparaître devant un tribunal. Il eut beau supplier, je ne retirai pas ma plainte.58

Cette position, qui tranche avec l’humanité dont fait preuve habituellement Ostad Elahi et qui transparaît aux yeux des lecteurs lorsqu’ils se penchent sur les récits qui nous sont rapportés, est visiblement maintenue dans ce contexte, non point semble-t-il pour satisfaire une vengeance personnelle mais bien pour contribuer à empêcher ces comportements, trop fréquents à l’époque et qui conjuguaient mépris du droit d’autrui et sentiment d’impunité.

Nous en venons à une réflexion plus large sur la place et l’implication de l’homme vertueux dans la société qui va jusqu’à s’approprier la sphère sociale pour l’assimiler à sa sphère intime, pour la défendre autant qu’il défend ses propres intérêts.

Conclusion

Ostad Elahi, dont on a tenté de livrer à travers ces lignes quelques options phares, ne s’inscrit pas dans ce que l’on peut appeler « la dérive humaniste qui tend à transformer [les Droits de l’homme] en une morale de bons sentiments »59. En tant que praticien du droit, il est conscient que c’est par la médiation des normes juridiques que les droits (par exemple les droits de la femme) vont gagner toute leur force et leur effectivité. Par ailleurs, on le voit, il échappe également à « la dérive positiviste qui conduit à s’enfermer dans un juridisme étroit ».60

Ce qui est intéressant dans la démarche de ce juge iranien atypique et pourtant si représentatif de la sagesse de son pays, est de voir la manière dont le droit positif laïc trouve à ses yeux une issue, une légitimité par rapport à la loi religieuse. Mais il s’agit également de voir comment, par ailleurs, le vide « spirituel »laissé soudain par la mécanique de ces lois écrites, est comblé, compensé, par une dynamique intérieure de la conscience, qui donnera toute sa force et tout son sens au droit mais aussi au jugement. La tâche, toutefois, n’a pas été aisée et la recherche, voire l’application d’une juste mesure entre la tradition et la modernité ne s’est pas faite, sans peine, ni tourments. Que peut faire, par exemple, le juge lorsque la loi, désormais, promulguée par les organes de l’État et fixée au sein des codes, devient elle-même un obstacle à la Justice ? C’est la question qu’Ostad Elahi, devant un dossier bien « ficelé »s’est maintes fois posée.

De ce fait, si, comme le déclare cet article premier de la Déclaration de 1793 qui fait référence à Rousseau 61 : « Le but de la société est le bonheur commun », alors, s’il était parmi nous, Ostad Elahi, ajouterait simplement que dans la marche vers ce bonheur commun, « ceux qui sont à la fois savants et sages, sont très utiles à la société »62.

Notes

1 Province majoritairement kurde située à l’ouest de l’Iran.

2 Dans la lignée du grand philosophe iranien du XVIIe siècle, Mollâ Sadrâ Shirâzi.

3 D. Behnam, 1991 ; « Reflets d’une révolution. Révolution française et modernisation de l’Iran », C.E.M.O.T.I, p. 132.

4 H. Nategh, 1991, « L’influence de la révolution française en Perse (XIXe et début du XXe) », C.E.M.O.T.I, p. 119.

5 Littéralement, « la maison de l’oubli ».

6 Ibid., P. 123.

7 Dont Fath-Ali Akhoundzâdeh (1812-1878) et Mirzâ Aghâ Khân Kermâni (1836-1896), qui précisaient une séparation de la religion et de l’État.

8 L.Tirrnan a été Gouverneur Général de l’Algérie entre novembre 1881 et avril 1891.

9 P. De Ménerville, Dictionnaire de législation algérienne, Alger, Bastide, 1867.

10 Archives du ministère des Affaires Étrangères de France, Perse 1868-1892, « Affaires Diverses ».

11 D.Behnam, op. Cit, p. 136.

12 H. Nategh, op. Cit, p. 123.

13 Articles 27 et 28 du Complément à Loi Constitutionnelle du 7 octobre 1907. L’élite persane de l’époque ne profitera pas de ce principe de la séparation des pouvoirs pour asseoir l’indépendance de la justice par rapport à la religion. Les tribunaux religieux (shar`i) continueront donc effectivement à dominer l’activité judiciaire jusqu’aux réformes de Reza Shah et la réorganisation du Ministère de la Justice en 1927.

14 « Encore une promesse impossible ! »Cette remarque de Michel Villey à propos de la liberté d’expression (Le droit et les Droits de l’homme, Paris, PUF, « Questions »3eéd., 1998, p. 11) prend ici tout son sens étant donné qu’une réserve est apportée d’emblée par la constitution persane sur ce principe : il ne doit en aucun cas s’opposer aux intérêts de la religion.

15 Article 27 du Complément à la Loi Constitutionnelle du 7 octobre 1907.

16 Article 2 du Complément à la Loi Constitutionnelle du 7 octobre 1907.

17 Voir S. Marin,« La réception mitigée des codifications napoléoniennes en Iran (1911-1935) », Droit et Culture. N° 48, (2004/2) p. 107-131.

18 A.-À. Siassi, La Perse au contact de l’Occident, Paris, librairie Ernest Leroux, 1931, p. 147-148.

19 Archives du Ministère des Affaires étrangères, Perse 1918-1920, série « E ».

20 Ibid.

21 A. Matine-Daftary, La Suppression des capitulations en Perse, Paris, PUF, 1930, p. 154.

22 A.-À. Siassi, op. Cit., P. 258.

23 « Les Biens (1928) », « Les personnes (1934) », « Les moyens de preuve (1935) ».

24 La justice persane avait mauvaise presse en France et l’application de la loi religieuse, (shar`iat), paraissait « barbare » et choquait les esprits.

25 Au sein de la nouvelle faculté de Droit, prolongement de l’École de Droit fondée par les Français A. Perny et G. Deinorgny, ou dans les cycles de formation internes proposés par le Ministère de la Justice.

26 S. Marin, La philosophie du droit d’Ostad Elahi, (à paraître).

27 Les textes courts traduits du persan et présentés ci-après proviennent d’un ouvrage, Asâr al-Haqq publié en deux volumes (vol. I, 1978, Téhéran, Editions Tahuri ; vol. Ii, 1991, Téhéran, Editions Jeyhun), qui regroupe des notes prises par les proches d’Ostad Elahi lorsque ce dernier évoquait, dans un cadre informel, son expérience professionnelle, ses enseignements philosophiques, des anecdotes de la vie quotidienne ou d’autres sujets encore. Ostad Elahi lui-même a publié deux ouvrages : Connaissance de l’âme (traduit du persan et annoté par Clara Deville, Paris, L’Harmattan, 2001, « Ouverture Philosophique »et Borhân al-Haqq (1981, Téhéran, Editions Tahuri, 5e éd., En persan). S’y ajoute un commentaire en persan (Hâshieh bar Haqq al-Haqâieq) de l’œuvre poétique de son père intitulé Shâhnâme-ye Haqiqat (« Le Livre des rois de la vérité », 1373 [1994], Editions Jeyhun, Téhéran).

28 Voir à ce propos H. Corbin, En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, Tome I, « Le shi`isme duodécimain », Paris, Gallimard, « Tel », 1971.

29 D. Lochak, Les Droits de l’homme, Paris, La Découverte, « Repères », 2002, p. 7.

30 Et notamment ceux de Ahmad Matine-Daftary, vice-ministre de la justice en 1933, ministre de la Justice en 1936, puis Premier ministre d’octobre 1939 à 1940.

31 Borhân al-Haqq, op. Cit., P. 368. Dans le paragraphe où apparaît cette mention des « droits de l’humanité », Ostad Elahi définit ce qu’il entend par les fondements de la religion (usûl) et ses dérivations (furu`) ; il précise que le but de ces dernières est seulement de gérer les affaires sociales, de préserver l’ordre moral et de protéger « les Droits de l’homme »ou « les droits humains »alors que les fondements de la religion ont pour but essentiel le perfectionnement de l’âme. Cela étant, on retrouve par ailleurs chez Ostad Elahi, l’idée que ces fonctions juridiques et sociales, remplies par les « dérivations »de la religion peuvent être également assumées par les institutions politiques, sociales et juridiques laïques. En l’absence de telles institutions, la religion comble ce manque, mais à partir du moment où une société donnée s’octroie les moyens de préserver l’ordre et la paix avec sagesse, dans le but du bien commun et du maintien de la justice, la religion n’a plus à remplir ces rôles accessoires d’ordre temporel, puisque sa mission essentielle est de perfectionner et d’élever l’âme.

32 Ibid., P. 278. Dans ce contexte, il semblerait que l’auteur évoque les droits naturels de l’homme, c’est-à-dire les droits inhérents à sa nature d’être humain.

33 Âsâr al-Haqq, op. Cit., Vol. I, p. 187-188.

34 Âsâr al-Haqq, op. Cit., Vol. Ii, p. 436.

35 Coran, 24.31. La question du voile est par ailleurs mentionnée en 33.55 et 33.53.

36 Âsâr aI-Haqq, op. Cit., Vol. Ii, p. 275.

37 Par « loi sociale »Ostad Elahi entend le droit positif laïc.

38 Âsâr al-Haqq op. Cit., Vol. Ii, p. 211.

39 Le mot arabe Haqq a une pluralité de significations. Il désigne la Vérité (Dieu est Vérité), mais aussi la réalité, le droit, la justice.

40 Extrait d’une prière d’Ostad Elahi intitulée « Quintessence des religions »(Confidences. Prières d’Ostad Elahi, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 31).

41 L’idée de l’égalité « par nature » nécessitant d’entrer dans de nombreux débats, nous nous limiteront à l’idée de l’égalité devant la loi.

42 La ville de Khorramâbâd qui est située dans la province du Lorestân.

43 Cette coutume permettait de protéger la famille en subvenant aux besoins de la femme et des enfants à charge.

44 Âsâr al-Haqq, op. Cit., Vol. I, p. 636.

45 Le concept de déontologie inventé par Jeremy Bentham vers 1793-1795, associe deux mots grecs : déontos (ce qui est convenable) et logos (connaissance), ce qui donne « la connaissance de ce qui est convenable ». Le terme relève étymologiquement du langage philosophique et n’est intégré que bien plus tard au langage juridique (voir G. Canivet et J. Joly-Hurard, La Déontologie des magistrats, Paris, Dalloz, 2004, « Connaissance du Droit », p. 6). Ici, ce mot aurait pour sens « la connaissance de ce qui est convenable »du point de vue de critères d’ordre moral et spirituel.

46 Nous prenons comme référence le code achevé dans les années trente et qui reste en vigueur lorsque Ostad Elahi prend sa retraite vers 1960. Aussi, nous ne tiendrons pas compte des réformes qui modifient en 1967 le droit de la famille (qânun-e hemâyat-e khânevâdeh, « la loi pour la protection de 1a famille ») et qui limitent les règles de la shari`a en ce qui concerne le statut de la femme et la polygamie.

47 Coran, 4,3 : « Épousez comme il vous plaira deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de ne pas être équitable, prenez une seule femme ou vos captives de guerre. Cela vaut mieux pour vous, que de ne pas pouvoir subvenir aux besoins d’une famille nombreuse ». (Coran, traduction de Denise Masson, Gallimard, Coll. « Folio », 1967). Il apparaît toutefois que le Coran encourageait plutôt la monogamie en reconnaissant l’impossibilité d’être juste (4, 129) : « Vous ne pouvez être parfaitement équitables à l’égard de chacune de vos femmes, même si vous en avez le désir ».

48 Dont l’une des conditions est justement d’en fixer le terme. La durée de ce mariage, selon le droit imâmite, peut varier de quelques secondes au minimum, le temps d’un rapport sexuel, à 99 ans.

49 Âsâr al-Haqq, op. Cit., Vol. I, p. 362.

50 Article 1134 du Code Civil.

51 Asâr al-Haqq, op. Cit., Vol. I, p. 363. Coran 2, 230 : « Ne les retenez pas par contrainte ; vous transgresseriez les lois. Quiconque agirait ainsi, se ferait tort à lui-même. »

52 Une école théologique de renom à Téhéran.

53 C’est-à-dire n’ayant pas fait les ablutions rituelles, condition première de la propreté (pureté) au sens religieux.

54 Âsâr al-Haqq, op. Cit., P. 643.

55 Voir L. Dumont, Essai sur l’individualisme, Paris, Seuil, « Points », 1983.

56 Âsar al-Haqq, op. Cit., Vol. Ii, p. 253.

57 Les personnes qui vont régulièrement prier à la mosquée ont tendance à se diriger toujours vers la même place, bien que celle-ci ne leur soit pas officiellement réservée. Chacun retrouve ainsi la place qu’il a l’habitude d’occuper et les autres la lui concèdent selon une entente tacite

58 Âsâr al-Haqq, op. Cit., Vol. I, p. 639.

59 D. Lochak, op. Cit., P. 4.

60 Ibid.

61 Ibid, p. 26.

62 Ostad Elahi, 100 Maximes de guidance, Paris, Robert Laffont, 1995.


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1 commentaire

  1. lol le 23 Nov 2010 à 8:20 1

    Tres bon article , tres bien recherché et exposé

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