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La pensée d’Ostad Elahi

Par , le 22 Mai. 2008, dans la catégorie Ressources , Ressources - Articles - Imprimer ce document Imprimer
Le spirituel - Pluralité et Unité

Par James Morris, Professeur d’histoire des religions, spécialiste de l’islam mystique, dans les Cahiers d’anthropologie religieuse n°5, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1996, pp. 137-146.

Ostad Elahi associe à une conception radicalement spirituelle de la nature humaine et du sens de l’existence, une pratique pleinement ancrée sur une vie sociale active, responsable et engagée dans le monde. De cette apparente contradiction découle une pensée riche et accessible, dont James Morris, professeur d’histoire des religions, tente ici de mettre évidence l’originalité. Cette conférence a été donnée à Paris en 1995, lors du symposium « Le Spirituel : Pluralité et Unité ».

Permettez-moi, en guise d’introduction, de rappeler quelques faits qui nous aideront à replacer la pensée et l’enseignement d’Ostad Elahi dans son contexte.

On peut distinguer trois grandes périodes dans la vie d’Ostad Elahi. Pendant vingt cinq années, il a d’abord mené une vie d’ascète, planifiée, rigoureuse, sous la direction spirituelle éclairée de son père ; une vie imprégnée de la tradition mystique qui alliait la contemplation aux études religieuses classiques (en persan, en arabe et en kurde). Dix ans après la disparition de son père en 1920, il quitta sa retraite et ce mode de vie traditionnel et contemplatif pour s’engager dans la vie active, comme magistrat puis comme juge. Ce changement radical tenait à la nécessité pour lui d’élargir le champ de ses expériences et de mettre à l’épreuve de la vie sociale et professionnelle les principes éthiques et religieux qu’il avait acquis au cours de ses années d’ascèse.

Ce n’est qu’à partir de 1957, date de son départ à la retraite, qu’Ostad Elahi a publié ses ouvrages et a commencé à transmettre véritablement son enseignement spirituel. Au cours de ces années, il rencontrait chez lui, à Téhéran, des gens de tous horizons, de toutes religions et de toutes nationalités. C’est l’enseignement oral qu’il a dispensé dans ce cadre que je vais aborder au cours de cette conférence.

Mais au préalable, il faut dire quelques mots de l’œuvre écrite d’Ostad Elahi. Ses écrits reprennent ses enseignements, dans le vocable propre à la théologie et à la philosophie classiques, en mêlant les traditions arabe, persane et kurde, familières aux érudits de l’époque. Parmi ses ouvrages publiés, Bohrân ol-Haqq (Théorème de Vérité), apporte une rectification pratique et théologique aux enseignements symboliques des Fervents de Vérité, ordre mystique traditionnel de la région Kurde dans laquelle Ostad Elahi est né. On peut citer également Ma’refat ol-Ruh (Connaissance de l’âme) qui est une étude philosophique et théologique de l’âme ; et enfin Hâshie bar Haqq ol-Haqâyeq, qui est un commentaire sur la poésie mystique de son père. Si l’on prend connaissance des enseignements oraux d’Ostad Elahi, qui seront au centre de mon propos, on se rend compte que chacun de ses écrits ne fait que développer les mêmes thèmes et les mêmes principes spirituels, mais sur un mode plus érudit.

L’enseignement oral d’Ostad Elahi, plus informel que son œuvre écrite, est issu de discussions ou d’explications données aux personnes qui venaient chercher auprès de lui la réponse à leurs questions. Ces propos ont été fidèlement notés et retranscrits par ses proches. À ce jour, deux recueils de paroles ont été publiés en persan et toutes les citations que je ferai aujourd’hui en sont extraites. L’oralité et le caractère informel de cet enseignement ne signifie nullement qu’il soit un aspect « mineur » ou une version superficielle de son œuvre écrite. En fait, comme l’auront constaté ceux d’entre vous qui connaissent un peu les traditions mystiques pré-modernes, l’expression la plus ouverte, la plus directe et la moins symbolique des enseignements spirituels est souvent celle qui est réservée au cercle des proches.

Dans le cadre de cette introduction, il me paraît utile de mettre en lumière l’importance de l’aspect pratique de cet enseignement. D’après Ostad Elahi, on ne peut trouver la vérité qu’à travers une pratique spirituelle et on ne peut s’en tenir uniquement à une « théorie » ou à un système donné de croyances ou d’idées.

Cela ne signifie pas que la réflexion et la compréhension ne sont pas essentielles à la tâche de la formation spirituelle, mais plutôt qu’elles doivent prendre racine dans la pratique et l’expérience réelles. Comme il le fait remarquer :

Un savant [spirituel] qui met sa foi en pratique peut être comparé à un homme qui parcourt un trajet [la voie spirituelle] en avion ; le pratiquant sans connaissance est comme l’homme qui voudrait parcourir le même trajet à dos d’âne. Mais il est pire d’être savant sans pratique que pratiquant sans connaissance.

La perspective de mon propos étant à présent définie, je voudrais faire quelques remarques personnelles sur la manière dont la pensée d’Ostad Elahi me semble répondre aux grands défis auxquels sont actuellement confrontées les religions.

Ostad Elahi est né dans un milieu provincial traditionnel, qu’il évoque dans ses souvenirs d’enfance. À cette époque, les hommes s’éloignaient rarement de leur village et leur vie religieuse était presque entièrement régie par des coutumes locales. Les représentants religieux transmettaient des modèles de croyance et de comportement qui n’évoluaient que très lentement à travers les siècles. Seuls quelques mystiques et leurs disciples se consacraient à la spiritualité, en se retirant délibérément du monde. Mais les profondes mutations de ce siècle (dans les domaines de la technologie, des communications et de la vie économique et sociale) ont peu à peu bouleversé et fait disparaître ce cadre millénaire de vie et de pratique religieuse. L’humanité est entrée dans l’ère du « village planétaire ». Les croyances et les pratiques religieuses ne peuvent plus aujourd’hui demeurer isolées dans un particularisme aveugle, ni être purement et simplement rejetées comme des formes archaïques. Dans ces conditions, il est plus urgent que jamais de commencer à penser notre nature spirituelle et notre finalité communes, mais de façon adaptée à l’époque contemporaine. Tout le temps qu’a vécu Ostad Elahi, et même encore aujourd’hui, des hommes de toutes religions et de toutes cultures ont essayé de répondre à cette situation nouvelle, et ce de deux façons. Certains ont tenté de rejeter toutes les traditions religieuses antérieures et de bâtir un monde nouveau, sur une morale « simplement » humaine, dépourvue de référence spirituelle. D’autres ont tenté de fuir ces nouveaux défis, en recréant artificiellement des communautés religieuses fermées sur elles-mêmes et en s’accrochant aux certitudes rassurantes (mais illusoires) des traditions religieuses pré-modernes. Pour mesurer la gravité des conséquences de ces deux options, il suffit de considérer l’actualité de chaque jour. Face à ces mêmes bouleversements planétaires, Ostad Elahi propose une voie tierce, à partir d’une réflexion fondée sur une compréhension profonde de notre héritage religieux et de la situation inédite du monde moderne. Elle met en lumière et respecte l’essence spirituelle commune des religions, mais aussi la fonction pratique et éthique qu’elles peuvent remplir dans les différents domaines abordés par ce symposium. En réponse aux questions pratiques et personnelles qui lui étaient posées, Ostad Elahi a développé progressivement ce que nous pourrions appeler une « vision globale du patrimoine spirituel de l’humanité ». Pour expliquer cette vision globale, il commençait toujours par distinguer d’une part l’essence et le but spirituels communs à toutes les religions révélées, et d’autre part leur dimension exotérique, coutumière, qui concerne seulement notre vie sociale et matérielle. Il disait par exemple :

Les principes divins véridiques sont les mêmes dans toutes les religions, qui ne diffèrent entre elles que dans leurs aspects relatifs à des questions d’ordre matériel. Les préceptes concernant la purification de l’âme et la perfection éthique sont identiques dans toutes les religions.

Je reviendrai sur l’attention que portait Ostad Elahi à cette dimension spirituelle commune, fondamentale. C’est sur cette dimension que repose l’unité et l’universalité de toute sa démarche. Mais il faut prendre le temps d’en relever quelques implications pratiques, mais non moins essentielles, en ce qui concerne la vie en société. La première implication, et la plus évidente, est celle de la nécessité de la tolérance et de la compréhension mutuelle dans tous les domaines. Sans cette tolérance, sans une multiplicité de voies et de perspectives religieuses, personne ne serait libre de suivre son propre chemin spirituel, et même de pouvoir en apprécier pleinement l’authenticité. À ce sujet, il dit à plusieurs reprises que toutes les religions sont respectables et qu’il ne faut en rejeter aucune. La seconde implication frappante – compte tenu des coutumes sociales et religieuses propres à son milieu culturel – apparaît dans son affirmation répétée de l’égalité entre les hommes et les femmes :

La femme est en tout point l’égale de l’homme,… Et de nombreuses femmes sont spirituellement plus élevées que certains prophètes.

Il ne s’agit pas là d’une clause de rhétorique, mais d’un principe spirituel de grande portée qu’il applique pleinement, comme en témoignent nombre de ses paroles. Souvent, dans l’enseignement d’Ostad Elahi, un principe énoncé sous une forme concrète, dans un but pratique, nous ramène, si nous l’appliquons, à une réalité spirituelle plus profonde. Par exemple, cette insistance sur la nécessité éthique de la tolérance religieuse et de l’égalité entre hommes et femmes, correspond au but spirituel profond de l’amour et de la compassion universels, but qui a été énoncé dans toutes les traditions religieuses. Ainsi, en répondant à la question « Qu’est-ce que le mysticisme (ou la connaissance spirituelle réelle) » ? Ostad Elahi répond :

Qui que tu voies, si tu le considères comme un mystique, alors tu as compris le sens de la mystique. Lorsque tu considéreras tous les prophètes et les saints comme authentiques et que tu ne feras plus aucune différence entre les religions, alors tu auras atteint l’étape de la connaissance spirituelle.

Ou même plus simplement :

Ce que tu aimes pour toi-même, il faut l’aimer pour les autres, et ce que tu n’aimes pas pour toi-même, ne le souhaite pas pour les autres : c’est le principe essentiel de la religion.

Une troisième implication fondamentale découle implicitement de ce dernier point (amour et respect universel de toutes les créatures) : Ostad Elahi insiste sur la nécessité éthique et spirituelle de participer à la vie sociale et de s’impliquer pleinement dans la communauté humaine. Je reviendrai sur les motivations profondes de ce principe par la suite, car il concerne directement la possibilité même d’une pratique du spirituel. Ce principe de la vie en société, Ostad Elahi l’avait d’ailleurs déjà exprimé dans ses actes, en quittant sa retraite mystique pour embrasser une exigeante carrière de magistrat. La quatrième implication, enfin, est la responsabilité individuelle, totale et inaliénable qui est la nôtre dans tous les domaines de notre vie. Ce dernier point apportera peut-être un élément de réponse à une interrogation qui revient souvent chez ceux qui ont pris conscience de la portée extraordinaire de la pensée d’Ostad Elahi. Pourquoi n’a-t-il pas cherché à s’attirer des adeptes qui auraient répandu ses idées, comme l’ont fait d’autres figures spirituelles ? Il existe plusieurs réponses à cette question, mais on peut penser d’abord à cette idée, sans cesse réaffirmée par Ostad Elahi, que chaque être humain a le devoir de partir lui-même en quête de la vérité, et que nul ne peut se décharger de cette responsabilité ou la déléguer à autrui. Si l’on voulait résumer en quelques mots le propos d’Ostad Elahi, on pourrait dire qu’il concerne avant tout « l’âme et sa quête de Vérité » : en réponse aux questions de ses interlocuteurs, les sujets qu’il développe, qu’il s’agisse de questions métaphysiques, théologiques, ou ayant plus directement trait à la pratique spirituelle, gravitent autour de cette idée centrale de la quête. Et cette quête, comme il le répète souvent, se ramène à quelques questions essentielles :

Pour tout homme, la Vérité consiste à savoir qui il est, d’où il vient, ce qu’il doit faire et où il doit aller…. Lorsque cette quête est devenue le guide de sa conduite, qu’il l’a mise en pratique et qu’il a trouvé les réponses, alors il accède à la Vérité.

L’essence de la connaissance spirituelle est que l’homme comprenne pourquoi il est venu à l’existence, quels sont ses devoirs en tant qu’existant et quel est son but ultime.

Notre but doit être d’agir conformément aux principes divins pour arriver à la perfection.

Ostad Elahi nous rappelle sans cesse que notre condition humaine, bien qu’elle comporte ses propres défis et responsabilités spirituelles, fait nécessairement partie d’un processus de perfectionnement bien plus vaste et qui concerne l’ensemble de la création.

Le perfectionnement qui va du minéral au végétal, du végétal à l’animal et de l’animal à l’homme est prédéterminé. Les minéraux, les végétaux et les animaux n’ont pas la faculté de raisonner et leur évolution se fait de façon naturelle et automatique. Le perfectionnement de l’homme obéit, lui, à des règles différentes, car il possède une âme angélique. Il est donc doué de raison et de libre arbitre et c’est par ses propres efforts qu’il peut parvenir à la perfection.

Pour Ostad Elahi l’âme humaine incarnée ou « soi », est la combinaison unique et le point de rencontre de deux dimensions tout à fait différentes ; il y a d’abord « l’âme angélique » individuelle, ou l’esprit immortel, qui porte en elle « l’expir Divin » et reste en permanence en relation avec Dieu ; ensuite, il y a l’âme charnelle, mortelle, animal-humain (basharique, de l’arabe bashar, animal humain) qui est la combinaison unique et individuelle d’âmes animales, végétales et minérales antérieures agrégées à un corps par le principe même du perfectionnement. Pour Ostad Elahi, la rencontre et la combinaison de ces deux dimensions de notre âme et de notre moi animal dans un corps n’est pas une sorte de piège ou de prison desquels il faudrait chercher à s’évader. Bien au contraire, c’est justement cette combinaison complexe qui crée cette situation terrestre unique par laquelle l’âme angélique devient progressivement apte à apprendre et à se développer jusqu’à son plein épanouissement spirituel. Ostad Elahi insiste constamment sur le fait que le chemin qui mène à l’accomplissement réel de notre nature spirituelle commence nécessairement par la recherche et le développement d’une véritable conscience de notre âme, c’est-à-dire de notre Soi. Ou en d’autres termes :

L’être véritable, c’est l’âme, et le corps est l’instrument de l’être véritable. Celui qui arrive à la perfection entre dans l’océan de l’unicité. Mais chaque parcelle conserve son identité.

Il est impossible d’entreprendre un voyage sans en connaître un tant soit peu le but. Pour Ostad Elahi, le but du cheminement spirituel, c’est donc la perfection. La parole suivante résume très bien la relation intime entre ce but spirituel et les multiples engagements pratiques et concrets qu’implique le cheminement spirituel :

Plus l’homme parvient à s’éloigner des désirs et des passions de son âme charnelle et à se rapprocher des étapes et des sentiments d’un être humain au plein sens du terme, plus il devient parfait […] « L’homme parfait » est celui qui agit envers les autres comme il aime qu’on agisse envers lui, et il s’oppose à ce qu’on fasse aux autres ce qu’il n’aime pas pour lui-même. Cela est facile à dire, mais très difficile à mettre en pratique. […] Il doit se surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre et être son propre juge.

Il y a encore bien d’autres paroles, encore plus concises, dans lesquelles Ostad Elahi traduit cet état spirituel en termes de manifestations éthiques concrètes.

Un être humain digne de ce nom est celui qui se réjouit du bonheur des autres et compatit sincèrement à leur malheur.

La clef de voûte de la vie en ce monde est le respect du droit d’autrui.

Le voyageur (sur la voie spirituelle) doit préserver l’équilibre entre les quatre éléments suivants : l’âme, le corps, la famille et la société.

Travailler dans ce but est une tâche difficile qui peut susciter une lassitude passagère. De ce fait, il est utile, avant d’aborder les prescriptions pratiques essentielles que définit Ostad Elahi, de garder en mémoire ce qu’il dit à propos de l’importance de la foi, de la certitude spirituelle et de la maîtrise de soi.

Tout le monde passe par des hauts et des bas. L’homme doit essayer d’acquérir la maîtrise de soi. Lorsqu’on est maître de ses états intérieurs, tout devient facile. L’homme ne doit pas subir le destin mais au contraire le prendre en main ; et face à Dieu et à Sa providence, être si confiant et si détaché de toute chose que les décrets du destin lui paraissent insignifiants. L’homme ne doit pas laisser les désagréments le dominer.

Certains des enseignements pratiques spirituels les plus fondamentaux et communs à toutes les religions sont rappelés dans la parole suivante :

Les principes des religions sont érigés et fondés sur quelques piliers inébranlables : la maîtrise de soi, la charité, la prière, l’intention pure et la sincérité envers Dieu.

[Après avoir décrit le rôle de la maîtrise de soi et de la charité, il poursuit : ]

La condition de la prière est de porter son attention sur la Source divine, et non pas seulement de répéter des phrases.

L’intention pure et la sincérité envers Dieu signifient en termes simples que ce que l’on aime comme bienfait pour soi, on l’aime pour toute la création, et que ce que l’on n’aime pas pour soi on ne le veuille pas pour les autres.

Lorsque les principes ci-dessus sont vraiment observés, on est purifié, on est sorti de l’animalité et on devient un être humain véritable. Lorsque l’homme devient vraiment humain, son inclination naturelle lui dicte d’agir toujours en bien.

Bien entendu, énoncer ces principes est une chose, les mettre en pratique – chacun le sait – en est une autre ! Avant de citer d’autres paroles d’Ostad Elahi, qui illustrent ce cheminement qui mène de la connaissance de soi à la connaissance de Dieu, il faut expliquer ce qui peut sembler être une contradiction entre cette conception métaphysique du « soi réel », qui aurait l’air d’impliquer une démarche « contemplative », et son enseignement pratique, éthique et religieux, qui comme on l’a vu, rompt avec l’idéal de la vie contemplative, retirée du monde. Pourquoi donc Ostad Elahi insiste-t-il tant sur le fait qu’une vie sociale active, responsable, engagée dans ce monde est indispensable au processus de connaissance de soi ? C’est que nous ne pouvons parvenir à nous connaître nous-mêmes – et à polir le miroir de notre coeur – qu’au travers des conflits et des défis d’une vie active dans ce monde qui nous renvoient notre propre reflet. Une vie engagée dans la société est donc l’école la plus efficace et la plus fructueuse pour découvrir la nature véritable de l’âme et la purifier. Dans l’une de ses anecdotes autobiographiques, il raconte ainsi : « Une nuit, un état de ferveur spirituelle s’empara de moi, et je décidai de m’isoler pour me recueillir et de passer la nuit en prière et en contemplation ». Puis il décrit en termes humoristiques comment, dérangé par le bruit que font ses voisins, il doit monter sur la terrasse de sa maison, puis comment une suite d’événements l’obligent à descendre dans la rue, et à prendre le chemin d’un mausolée éloigné, sans parvenir jamais à trouver un lieu isolé propre au recueillement. Finalement, il explique :

Bref, ce soir-là, l’état de ferveur disparut et quoique je fisse, je ne pus me consacrer à la contemplation. « Ô Seigneur, dis-je, Tu m’éprouves encore. Eh bien ! C’est à Toi de décider. Qu’il en soit selon Ta volonté ». À ce moment-là une « voix » se fit entendre : « C’est à l’intérieur de votre coeur que vous devez rechercher l’isolement. Aucun lieu n’est jamais vide, seul le coeur est vide et isolé ». Je compris que l’on voulait m’empêcher de m’isoler car depuis quelque temps je restais un peu dans mon coin, alors que je devais, du fait de ma profession, participer aux manifestations sociales et répondre aux invitations. Vivre à l’écart de la société n’est pas juste. Il faut vivre dans la société tout en se préservant [de ses méfaits]. Celui qui choisit l’isolement, en évitant les tentations et les épreuves qui découlent de la vie en société, et qui se dit vertueux se trompe. Ce qui compte, c’est d’être vertueux tout en vivant dans la société et en participant à la vie sociale.

On peut mesurer l’importance que revêt la vie active dans ce monde pour la connaissance de soi et de Dieu, si l’on considère que les principes qui sous-tendent ces conseils pratiques, et qui sont toujours rappelés à ceux qui avancent sur la Voie, sont les piliers mêmes du perfectionnement. Ces principes fondamentaux se ramènent à trois points essentiels : premièrement : dire le bien, voir bien et vouloir le bien. Deuxièmement : lutter sans cesse contre les attaques cachées ou visibles de notre soi animal. Troisièmement, porter constamment notre attention vers Dieu. En fait, il s’agit là des aspects inséparables d’un même « travail » spirituel sur la voie du perfectionnement. Travailler sur l’un de ces trois points met nécessairement en relief le rôle des deux autres. Le premier de ces principes, sur lequel Ostad Elahi revient en permanence, consiste à parvenir graduellement à dire bien et vouloir le bien – et finalement à voir le bien en chaque chose.

Celui qui se dit viator (dans la Voie spirituelle) doit faire siens ces trois principes :

– « Dire bien » : c’est à dire ne pas médire, ne pas calomnier, ne pas jurer ou injurier, etc. ;

– « Voir bien » : ne voir rien ni personne en mal, mais au contraire voir toute chose en bien ;

– « Vouloir et penser bien » : ce que l’on veut pour soi, le vouloir pour tous ; ne pas éprouver de haine, de jalousie et de rancune, ne pas penser à la vengeance, etc…

Ce principe fondamental, si souvent rappelé par les prophètes et les saints est simple en apparence ; mais dès que nous le mettons un tant soit peu en pratique, nous nous trouvons confronté au deuxième grand thème de l’enseignement spirituel d’Ostad Elahi, le difficile combat entre notre âme angélique ou « esprit » et l’âme charnelle, le « soi animal » ou « soi impérieux » avec ses masques et ses ruses innombrables. Cette lutte inévitable pour dominer cette dimension de nous-mêmes qui s’oppose « naturellement » à notre nature plus haute et divine est un thème central dans toutes les traditions religieuses. Mais la manière dont Ostad Elahi traite ce sujet apporte des clarifications importantes qui constituent les points saillants de son enseignement spirituel. Pour commencer, Ostad Elahi insiste sur la nécessité de toujours renforcer ce qu’il y a de plus haut en nous, l’âme angélique, ou l’esprit, plutôt que d’affaiblir la force de notre soi charnel. En d’autres termes, l’ascèse véritable n’est pas dans l’affaiblissement du corps mais dans le développement conjoint et équilibré de toutes les dimensions de notre être.

Plus l’âme angélique est forte, plus elle arrive à dominer le soi impérieux. La méthode pour fortifier son âme est d’en reconnaître la dignité et d’aimer la qualité de son âme. En conséquence, on acquiert les qualités spirituelles nobles, c’est-à-dire que tout ce qui est indigne de son âme, on le prend en aversion.

Enfin, le troisième aspect essentiel de l’enseignement spirituel pratique d’Ostad Elahi est « l’attention à Dieu ». Bien entendu, cet aspect est présent à chaque étape de notre vie spirituelle, comme il nous le rappelle constamment. Pour commencer, dans chaque religion :

Toutes les prières, les invocations, les dévotions, et le reste… Se résument à cet état d’attention continuelle à Dieu et à essayer [de savoir] quoi faire pour qu’il y ait contentement de Dieu.

Pour ce qui est des dévotions [qui diffèrent selon les religions], et notamment les prières, ce n’est pas le rituel selon lequel on les accomplit qui compte ; ce qui importe, c’est d’avoir l’attention à Dieu, dans quelque langue ou de quelque manière qu’on L’invoque.

Ce qui est fondamental, au cours du cheminement spirituel, et cela au sein même de la vie sociale, c’est donc de garder notre attention tournée vers Dieu. C’est ce que résume bien cette autre parole :

Pour obtenir la liaison avec la source divine, l’homme doit en toute circonstance porter son attention vers Dieu, de sorte que spontanément il agisse bien et évite de commettre le mal.

Si l’attention à Dieu occupe déjà une place fondamentale dans les étapes les plus élémentaires de la vie religieuse, elle est encore plus essentielle à mesure que l’âme progresse dans le cheminement de la connaissance de soi et de Dieu. En conclusion, j’espère avoir fait saisir, à travers cette esquisse de l’enseignement spirituel d’Ostad Elahi, la signification que revêt une théorie du spirituel lorsqu’elle est associée à une éthique et à une pratique rigoureuses, ainsi que l’universalité et le caractère original de sa démarche et de sa pédagogie spirituelle. Comme il le disait lui-même dans les dernières années de sa vie :

Je n’ai laissé aucune question sous silence, il est seulement nécessaire de comprendre et d’avoir l’aspiration de l’âme.

Et si cet aperçu de ses enseignements rappelle certaines écritures saintes ou certaines prescriptions des grandes religions, cela n’a rien de surprenant, puisque l’un des points sur lequel Ostad Elahi revient fréquemment est que les principes fondamentaux de la réalité spirituelle sont en fait identiques et universels, rappelés invariablement par tous les prophètes et les saints, mais sous des formes adaptées à leurs contemporains. Pourtant, ces formulations traditionnelles d’une même Vérité peuvent être rendues obscures par les déformations et les interprétations erronées liées à la transmission, ou encore par l’emploi d’un langage inhabituel ou symbolique. À mesure qu’une plus grande partie des écrits d’Ostad Elahi sera traduite et publiée, il sera possible de constater qu’il sait orienter directement vers la Vérité, sans recours à une symbolique hermétique ou à des allusions problématiques ; il fait ressortir de manière explicite ce qui reste obscur ou tout à fait absent dans les traditions antérieures ; il recentre notre attention sur la « quintessence » universelle des religions révélées, dans ce qu’elles ont en commun d’essentiel et de vrai ; il maintient enfin toujours l’ouverture de la théorie et des principes sur une pratique qui les prolonge en leur donnant corps, en leur donnant directement un sens pour tous. N’oublions pas, pour finir, qu’il existe d’autres méthodes puissantes de communication spirituelle comme la musique, dont Ostad Elahi était aussi un maître, et desquelles nous n’avons pas parlé au cours de cette conférence. Peut-être l’effet particulier de sa musique pourra-t-il nous aider, de manière plus profonde que mon propos, à pénétrer une de ses ultimes paroles :

J’ai parlé à chacun dans la mesure de sa compréhension, mais je n’ai encore jamais dit à personne ce qu’il y a dans mon cœur.


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