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Le sens du devoir

Par , le 4 Déc. 2008, dans la catégorie Articles - Imprimer ce document Imprimer
tableau noir et craie

Qui n’a jamais eu de doute sur la qualité de son travail, qui n’a jamais pensé que ce qu’il faisait ne servait à rien, qui n’a jamais eu l’impression de s’agiter en vain, qui, en un mot, ne s’est jamais senti « nul » dans ses entreprises, n’est pas concerné par les lignes qui suivent. En revanche, ceux qui, comme moi, ont expérimenté le mal-être que représente un tel état, pourront mesurer le soulagement que j’éprouve aujourd’hui en comprenant un peu mieux ce que je fais et pourquoi je le fais.

Sans doute l’âge et l’expérience m’ont-ils rendue plus efficace et donc plus confiante, mais dans mon métier – je suis enseignante – il n’y a pas de critère d’évaluation fiable et surtout, l’essentiel n’est pas là.

Une question d’éthique

Je me souviens d’une conversation avec une collègue il y a quelque dix ans : « – Et toi, avec tes élèves, ça va ? – Ça va mieux, oui. – Mieux depuis quand, depuis quoi ? – Depuis que je vois ça en termes d’éthique. » Éthique signifie pour moi que j’essaie de considérer mes élèves comme des êtres humains également respectables, dont chacun a le droit que j’accomplisse envers lui mon devoir d’enseignant. Autrement dit, en plus d’avoir fait des progrès d’ordre pédagogique, je serais aussi devenue une sainte qui fait tout par devoir ! C’est très présomptueux, c’est vrai ; mais j’ai bien dit « j’essaie » et dix ans plus tard, force m’est de constater que cette mise en pratique a tout changé. Y compris, contre toute attente, en ayant accru mon affection pour mes élèves et mes collègues.

La préoccupation « éthique » n’a rien de nouveau ni d’original. Elle est indissociable de l’expérience éducative depuis toujours, mais sans qu’il y ait jamais eu de consensus ni sur sa signification réelle ni sur sa finalité, encore moins sur les moyens de son apprentissage. La philosophie du perfectionnement d’Ostad Elahi m’a fourni quelques clés pour un début de mise en pratique. Rien de spectaculaire, pas de révélation soudaine, mais une forme de maturation progressive, vers ce qui me semble être une meilleure discrimination et une perception plus fine de ma condition d’être humain et de mes droits et de mes devoirs. Cette approche n’est pas l’application rigoriste de règles préétablies et l’on n’y trouvera pas de schémas tout faits adaptables à chaque situation ou type d’activité. Il appartient à chacun d’élaborer sa solution, en faisant usage de sa réflexion, de sa raison et de son bon sens. En revanche, il y a des règles et des principes auxquels il importe de se référer pour faire ses choix ; et quel soulagement cela a été pour moi de constater que 1) de tels repères existent, 2) ils ne sont pas contradictoires avec ma liberté de choix et 3) ils s’inscrivent dans un système qui me semble parfaitement cohérent. Quel soulagement en effet que de pouvoir réconcilier ce que je perçois aujourd’hui comme un besoin d’éthique avec des références qui ne heurtent ni ma raison, ni ma logique, ni mon esprit naturellement suspicieux.

Des devoirs et des droits

Si l’on considère le monde en termes de droits et devoirs, on se retrouve en permanence en position d’arbitrage entre ces droits et ces devoirs, ce qui suppose déjà de les connaître, autrement dit, les avoir cherchés, trouvés, appris. Lorsqu’on réalise qu’en plus tous les êtres ont des droits et que ne pas les reconnaître est un manquement à notre devoir ; lorsqu’on apprend qu’empiéter sur les droits d’autrui, c’est contracter une dette dont il faudra s’acquitter tôt ou tard ; lorsqu’on prend conscience du fait que même envers nous-mêmes nous avons différents types de devoirs, établis selon une hiérarchie précise, on est pris d’une sorte de vertige devant l’immensité de la tâche à accomplir. Il y a là de quoi décourager la personne la plus motivée et la plus volontaire. Mais alors, quoi ? Laisser tomber ? Impossible. Une fois qu’on a décelé en soi ce besoin de mieux faire, cette aspiration à un comportement plus humain et plus juste, on ne peut plus faire machine arrière, sauf à nier toute une partie de soi, ce qui équivaudrait alors à un manquement grave. Alors, pourquoi ne pas se lancer en essayant d’appliquer quelques règles simples pour en observer les éventuels effets ?

Des effets palpables

Je n’en suis qu’aux balbutiements, mais j’ai déjà pu constater toute une série d’effets qui sont pour moi autant de preuves que cette démarche est juste ou, en tout cas, qu’elle est celle qui me convient. Lorsque j’ai commencé à enseigner, certains élèves me faisaient sortir de mes gonds et il m’est arrivé de quitter la salle de classe sous l’effet d’une rage incontrôlable ou bien pour cacher des larmes de désarroi. Entre mes élèves et moi, c’était parfois une guerre sans merci et j’en sortais largement plus meurtrie qu’eux. Je me souviens d’un échange particulièrement agressif avec une élève de troisième et du commentaire chuchoté de sa voisine « Ouah ! Tu la détestes vraiment ! » Et mon élève de répondre : « C’est pas moi, c’est elle qui me déteste ». J’ai fait comme si je n’entendais pas, mais elle avait raison : à ce moment-là en tout cas, je la détestais. À l’époque, j’ai mis cela sur le compte de mon naturel irascible, de mon manque de patience et puis quand même aussi sur leur compte à eux, qui n’étaient pas comme ils auraient dû être ! Cependant, peu à peu, à l’aune des droits et devoirs, c’est une réalité toute différente qui s’est faite jour. Qu’est-ce qui me gênait le plus dans mes rapports avec ces jeunes : l’impression de manquer à mon devoir envers eux ou bien le fait que se manifestait clairement mon incapacité à « gérer » certaines classes ? Évidemment, c’était limpide, c’était mon image qui m’importait, bien plus que la qualité du travail que je fournissais. Rien de très original dans ce constat, mais outre le fait qu’il a levé un coin de voile sur une montagne d’orgueil, il a été pour moi le point de départ d’une tentative de recentrage : pour qui, pour quoi faisais-je ce métier ? Et à qui avais-je des comptes à rendre ? À mon chef d’établissement, mon inspecteur, les parents d’élèves, les élèves eux-mêmes ? À tous ces gens-là, certes ; mais avant tout à moi-même, à ma conscience, à mon guide intérieur, celui auquel je me réfère pour tenter de faire correspondre mes actes aux principes éthiques que j’essaie d’assimiler. La démarche est longue et progressive, mais je peux dire aujourd’hui que j’en ai constaté des effets indéniables. Par exemple, le fait d’essayer simplement de faire mon devoir et d’être claire par rapport à cet objectif m’a libérée de la peur que j’avais de mes élèves ; forte du fait que je sais que j’essaie de faire de mon mieux et pour leur bien, je peux leur parler beaucoup plus franchement et ils l’acceptent sans problèmes. J’ai déjà évoqué le surcroît d’affection que j’ai gagné vis-à-vis de tous, mais je m’aperçois aussi que je suis plus équitable (dans les limites de ce qui est « techniquement » possible, car nous savons tous que l’objectivité n’existe pas). Lorsque je sens une certaine irritation à l’encontre de l’un d’eux, je me force à contre-attaquer rapidement avec une parole encourageante ou simplement une pensée positive et « ça marche ! » : L’animosité disparaît.

Bien sûr, la colère existe toujours, tout comme l’impatience, la frustration, la déception, la lassitude, la menace du découragement, etc. Mais si l’on agit « par devoir », on est plus fort, moins vulnérable et aussi peut-être, moins exigeant vis-à-vis de soi-même, car plus lucide : non, je ne suis pas la prof parfaite ; oui, certains sont meilleurs que moi ; oui, mon ego a du mal à l’admettre ; mais si je réussis à faire mon métier par devoir, je m’accepterai mieux telle que je suis, avec mes faiblesses et mes carences, avec aussi la conscience de placer la lutte sur un autre terrain, qui touche à quelque chose de plus important que mes compétences en didactique, même si celles-ci en sortiront accrues, c’est une certitude. Lorsqu’on fait quelque chose par devoir, on n’attend aucun résultat et c’est un peu ce que j’ai constaté : plus j’agis dans l’intention de faire mon devoir, moins je suis affectée par un résultat négatif ou une remarque critique sur mon travail (ce qui ne veut pas dire que je n’en tiens pas compte) et mieux je fais la part des choses si l’on me complimente. Je sais aujourd’hui que pour rien au monde je n’échangerais la sérénité profonde que j’ai gagnée à envisager la fonction sous cet angle contre tous les éloges de mes supérieurs hiérarchiques ou de mes collègues. Il est des satisfactions qui font du bien à l’ego, mais qui sont fragiles et éphémères. Il est en d’autres qui laissent un effet durable et sans cesse renouvelé.

Ma révolution intérieure

Dans La Voie de la Perfection, Bahram Elahi écrit que « dès lors que nos choix ne sont plus dictés par les seules pulsions de notre ego égoïste, mais par la volonté consciente d’agir en être humain véritable, notre vie devient spirituelle  » (p. 125). C’était sans doute cela, ma révolution intérieure : reconnaître en moi la dimension « esprit », admettre la présence d’une aspiration à une forme de transcendance que je crois présente chez tout être humain. Une présence subtile et diffuse, mais que la pratique des droits et devoirs rend peu à peu plus précise et plus palpable. Cette spiritualité-là est naturelle car elle est adaptée à la nature réelle de notre moi profond, dont elle assure la croissance, et elle « se pratique au jour le jour, dans la moindre activité de la vie quotidienne, dans les petites choses sans importance comme dans les moments de grandes décisions » (p. 124). On retrouve le rôle d’arbitrage évoqué plus haut, avec la sensation de vertige face à l’immensité et la complexité de la tâche à accomplir. Pourtant, la certitude persiste, on a tout à y gagner : une meilleure connaissance de soi, le développement de qualités plus humaines permettant de vivre en meilleure harmonie avec soi-même et donc avec les autres. C’est un chantier énorme, avec de nombreux sites en construction, souvent interdépendants, et il n’est jamais simple de savoir par quoi commencer et où porter ses efforts en priorité, car il est tout aussi difficile de faire un état des lieux ou d’évaluer une progression ; mais pour concentrer en quelques mots ce qui pour moi fait toute la différence : considérée ainsi, la vie a un sens.


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13 commentaires

  1. Nevada le 04 Déc 2008 à 18:01 1

    Très sympa ce billet.

  2. Clara le 05 Déc 2008 à 9:31 2

    Merci pour cet article qui me permet de me recentrer. Je suis enseignante aussi et j’ai fortement tendance à souffrir des réactions parfois « désagréable » des élèves. Ce témoignage me redonne de la motivation à envisager les choses sous un autre angle.

  3. Amelie le 05 Déc 2008 à 23:26 3

    ce témoignage est passionnant, merci, il donne une analyse très fine et très vivante de tous les obstacles, difficultés et réussites rencontrés quand on aborde la vie sous l’ange des droits et des devoirs. Je vais essayer aussi de l’appliquer dans le cadre de mon travail, qui est un bon terrain d’expérience.

  4. Marie le 07 Déc 2008 à 12:38 4

    Merci pour ce témoignage riche. En prolongement , vous est-il possible de développer la question des quelques règles simples ( » Alors, pourquoi ne pas se lancer en essayant d’appliquer quelques règles simples pour en observer les éventuels effets ? »)

  5. Agathe le 07 Déc 2008 à 15:20 5

    Ce qu’il y a d’étonnant dans cet article c’est qu’il sonne particulièrement juste ! On sent le vécu, l’expérience et l’effort fourni pour suivre une ligne de conduite. Ca donne envie de faire de même… quand on lit le résultat !
    Juste un point : je trouve que le titre dessert l’article. Car qui dit « sens du devoir » aujourd’hui, voit des grimaces autour de lui ! Personne n’a envie de s’y mettre… alors c’est un peu dommage de l’appeler ainsi quand son contenu est aussi motivant !

  6. Laura le 08 Déc 2008 à 22:59 6

    Merci beaucoup pour ce temoignage qui montre combien agir par devoir peut transformer une personne. Je vois ici un important travail cognitif, qui montre comment eduquer sa pensee selon ce principe – visant simplement la perception que l’on a des experiences vecues et futurs, nous conduit a des resultats remarquables dans le sens ou cela influe directement sur la qualite de notre vie. Car ce n’est plus ici les evenements de la vie qui nous influencent mais nous qui nous nous imposons aux evenements de la vie. On en ressort beaucoup plus fort.
    Dautre part c’est tres interessant de voir l’effet de ce principe sur l’auteur: au contraire des cliches et des sentiments preetablis (en parti due a la societe) a travers cette experience, j’ai l’impression qu’agir par devoir n’est pas desagreable et meme au contraire tres agreable : ce sentiment de paix et de serenite interieur et qui dure – decrit par l’auteur- n’est il pas de plus en plus rare dans nos societes?

  7. Anna le 09 Déc 2008 à 18:46 7

    @Laura « j’ai l’impression qu’agir par devoir n’est pas desagreable et meme au contraire tres agreable ». Il est certain, et l’auteur le décrit très bien, qu’agir par devoir peut provoquer des sensations de bien-être, de sérénité, de joie. Mais je peux témoigner aussi de la puissance de certaines pulsions, qui vous poussent de mille mains dans une direction, là où votre devoir vous dit d’aller à l’inverse. Tout en vous ne veut que suivre ces pulsions, et vous vous accrochez désespérément à ce sens du devoir, et ce qui peut l’appuyer comme le sens de votre propre dignité, pour ne pas y céder. Ce n’est pas serein ! Cela peut être très violent, un refus d’une part de vous-même de se soumettre à votre volonté. Ce que je vois d’admirable dans ce témoignage, c’est la persévérance dont l’auteur a dû faire preuve pour aboutir au résultat à long terme qui s’en dégage.

  8. MIA le 09 Déc 2008 à 23:36 8

    Merci pour ce témoignage fort utile qui donne envie de le décliner dans sa vie professionnelle au delà de l’enseignement, dans sa vie familiale avec conjoint et enfant, dans ses relations en général.
    On en vient à penser que c’est possible…

  9. MH le 14 Déc 2008 à 23:45 9

    Bravo pour cette « révolution intérieure »!
    Il faut un grand courage pour se remettre en cause ainsi…
    Peu de gens, à mon sens, en sont capables…
    En réfléchissant, cela dénote une certaine humilité me semble-t-il? (vous parlez de « la montagne d’orgueil ») Et un grand don de soi… il faut sortir de son ego…
    Mais je comprends qu’après avoir pris conscience de ce « sens du devoir », on ne puisse plus « revenir en arrière » sans remords… Non?

  10. Julie le 16 Déc 2008 à 0:38 10

    Cet article tombe à pic ! Je viens de recevoir un mail de l’école (où je suis intervenante extérieure) qui me demande de justifier mon programme de cours, pour la première fois depuis 5 ans. Sur le coup, je me suis sentie humiliée, trahie par quelqu’un et vexée, j’ai immédiatement fermé ma boîte e-mail. Puis, je lis cet article sur le sens du devoir et plus j’avance dans la lecture, plus je me dis que ma réaction est stupide, de quoi ai-je peur ? Je dois répondre sans arrière – pensée. Merci à vous Dominique d’avoir su partager cette expérience , car cela m’a beaucoup aidé : j’ai pu répondre à ce mail sans ruminer. Effectivement, je me sens réellement soulagée d’avoir agi par devoir, je n’attends pas de reconnaissance particulière de l’école et on verra …

  11. Bernard le 16 Déc 2008 à 22:08 11

    Je suis un ancien « drogué du travail » qui essaye de se soigner. J essaye en effet de passer plus de temps avec ma famille mais surtout de relativier la place et l’importance que devrait occuper le travail, depuis 4 ans, dans ma vie. Cependant depuis 3 mois je retombais petit à petit dans les travers où le travail occupait une place de plus en plus importante. Et voila que suite à un conflit qui m’a opposé à un collègue soutenu par mon chef j’ai été mis en défaut sur un dossier important sur lequel j’avais travaillé durement depuis 6 mois, sans que cela soit forcement de mon fait. Cette situation m’a totalement découragé. Cet article m’a rappelé que le travail, il faut le faire par le devoir sans rechercher ni les honneurs ni les recompences. Mais quel compris entre faire un travail par passion qui nous interesse et le sens du devoir ?…. c’est là toute la difficulté de l’équilibre à trouver.

  12. juliette le 11 Jan 2009 à 16:13 12

    J’ai beaucoup aimé le style simple et très précis de cet article qui pose un vrai problème éthique. J’ai eu l’occasion de me pencher sur ce problème dès le début de mon boulot de prof. En effet, c’est la seule solution pour « bien » faire son travail et sortir de » l’émotionnel » dans cette relation si humaine qu’est l’enseignement. Lire le parcours réflexif d’autrui apporte beaucoup et motive aussi.

  13. Andreu le 31 Jan 2009 à 20:55 13

    À mon sens, à travers toute cette expérience, c’est le courage qui transparaît.
    Courage de tourner le regard vers soi et de lutter contre les déterminismes de l’égo égoïste.
    Ce courage et donc l’énergie qu’un tel travail suppose, est certainement à mettre en rapport avec ce que l’auteur appelle : « l’aspiration à une forme de transcendance ». Dans ma propre expérience de lutte, c’est aussi en me référant régulièrement à cette Aspiration que je peux trouver la motivation et un certain courage…
    En revanche, dés lors que j’essaie de lutter contre certains de mes défauts dans le seul but d’avoir disons une vie plus harmonieuse, et sans plus me recentrer sur cette aspiration vers la transcendance, je faiblis et mon peu de courage s’évanouit…

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