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Juger n’est pas jouer, extrait

Juger n'est pas jouer - couverture

L’orgueil et l’égocentrisme essentiels, pp. 85-88

« Quia sum leo… » (parce que je suis lion) disait-on à Rome pour décrire l’attitude de celui qui s’auto-proclame supérieur aux autres et assuré de son bon droit, C’est l’orgueil « essentiel » qui nous distingue des autres et nous persuade que nous valons mieux. C’est cet orgueil qui nous autorise à les juger, à porter sur eux ce regard hautain et sans pitié, qui les élimine d’un coup de patte, lorsque, pour une raison ou une autre, ils dérangent. C’est lui qui nous place en position de « seigneur », nous accordant droit de regard sur nos compagnons de route et dispensant condamnation ou grâce selon notre bon vouloir.

L’égoïsme essentiel, quant à lui, nous peint le monde aux couleurs de « notre « monde. La réalité est réduite aux dimensions de « notre » réalité. Nous considérons les choses à la faible clarté de notre compréhension. Nous avons une telle habitude des murs qui bornent notre vision que nous avons fini par nous persuader qu’il n’y a rien au-delà. Si les autres existent, ils n’ont pas la consistance, l’épaisseur, le poids que possèdent le moindre des objets de notre « chez soi ».

Orgueil « essentiel » et égocentrisme « essentiel » vont de compagnie. Ils unissent leur force pour faire de nous le centre du monde. Ils y réussissent souvent et d’autant mieux que l’on ne se méfie pas. Les jugements que nous avons utilisés comme exemple émanent tous, au bout du compte, de ces donneurs d’ordre.

L’orgueil et l’égocentrisme ont un escorte. Au premier rang de laquelle marche l’ignorance. C’est parce que l’on ne sait rien, ou pas grand chose, ni de ce que l’on est, ni du besoin essentiel que nous avons de l’autre que nous nous permettons si souvent de le juger. Sans nécessité. Sans nous en tenir à ce qu’il a fait, à ses actes, mais en portant un regard sur son être même.

Lorsque nous prenons conscience de ce processus, l’expression si souvent rencontrée de « la poutre et la paille » prend alors tout son sens. Nous la comprenons, en général, comme une dénonciation du fait que nous avons très souvent tendance à voir plus facilement ce qui ne va pas chez les autres qu’en nous–même. Mais alors, pourquoi parler de « paille » en ce qui concerne « mon voisin » et de « poutre » en ce qui me concerne ? N’y a t-il pas là encore la manifestation d’une tendance à la culpabilisation si souvent rencontrée dans les vieux discours de la morale et de la religion ? Si je tourne mon regard vers mes propres actes pourquoi n’y verrais-je pas tout simplement une autre paille au lieu de tomber sur une poutre ? Si j’accepte de ne pas me croire meilleur que mon prochain, il n’y a pas non plus de raison que je sois pire ? Ce n’est qu’en posant le problème au niveau de cette Ignorance, elle aussi « essentielle », que le choix des images de « la paille » et de « la poutre » s’éclairent. L’acte commis par l’autre n’est qu’une paille en comparaison de cette poutre qui nous bouche la vue, qui nous empêche d’accéder à la réalité et de voir les choses comme elles sont. Cette Ignorance est de loin plus dommageable pour nous que l’acte commis par l’autre, quel qu’il soit, et dont nous ne sommes pas de toute façon responsable.

Autre membre de l’escorte : la malveillance. S’il n’y a pas l’envie, même discrète, d’égratigner l’autre, il n’y a pas de jugement. Nos relations aux autres s’établissent souvent, et sans qu’il y ait forcément de raison manifeste, sur le mode du conflit. Le problème n’est pas neuf et il a largement alimenté l’histoire des hommes depuis ses origines. Nous ne nous y attarderons pas.

Dans l’ombre de la malveillance, il y a la peur. Nous ne chercherons pas à savoir, ici, laquelle a le pas sur l’autre. Elles semblent aller de pair. Le climat d’insécurité dans lequel nous vivons depuis toujours favorise la méfiance vis à vis de l’autre. Une bonne façon de le tenir à distance consiste à le cataloguer, à l’enfermer dans telle ou telle catégorie. Ce n’est pas étonnant si dans le champ lexicale du jugement, on rencontre justement ces termes : « cataloguer », « jugement catégorique », ou encore « étiqueter ». Lorsque l’on attribue à l’autre tel ou tel défaut, on sait à quoi s’en tenir, on n’est plus livré sans défense à sa merci.

La peur n’a pas qu’une réalité psychologique. Là encore, il est possible de passer de la peur psychologique, à une peur plus fondamentale : celle que suscite notre vulnérabilité, notre être-là aux prises avec le non-sens, le danger, l’ombre de la mort. La peur rejoint alors ces « puissances » essentielles que nous avons vu à l’œuvre. Avec l’orgueil, l’égocentrisme, l’ignorance, la malveillance, elle constitue ce noyau où notre propension à juger prend sa source.

Le tableau que nous venons de brosser peut paraître à certains bien sombre. Lorsque nous portons notre attention sur ces zones que nous répugnons presque tous à fréquenter, il est probable que nous éprouvions un certain malaise. Mais le malaise est atténué si nous savons ne pas nous identifier à ce que nous rencontrons. D’autre part, la confrontation aux zones d’ombre est le passage obligé de la connaissance de soi. Espérer passer au-delà du voile de nos illusions est à ce prix.


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