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Qu’est-ce qu’une spiritualité naturelle ? (extrait n°2)

Spirituel et rationnel, Les alliances paradoxales

Que faut-il entendre par une spiritualité « naturelle » ? Quelle place y tient la nature, mais aussi la raison qui nous définit comme êtres rationnels ? Telles sont quelques unes des questions formulées par Elie During, philosophe et maître de conférences à l’Université de Paris Ouest – Nanterre, dans un article publié dans les actes du colloque « Spirituel et Rationnel : les alliances paradoxales » organisé en septembre 2010 par la Fondation Ostad Elahi sous l’égide de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Nous en publions ici un 2e extrait, centré sur la doctrine du perfectionnement spirituel. L’auteur resitue la pensée d’Ostad Elahi dans le cadre d’une tradition métaphysique qui définit l’être comme essentiellement perfectible. Éthique et spiritualité se rejoignent ainsi autour du principe selon lequel toute réalité, à commencer par celle du moi, admet différents degrés de réalisation.

Source : Extrait de Elie During, « Qu’est-ce qu’une spiritualité naturelle ? », in Spirituel et Rationnel : les alliances paradoxales, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 142-152 (droits réservés).

Perfectionnement spirituel et médecine de l’âme

[…] Voyons à présent quels aspects de la pratique spirituelle sont en jeu lorsqu’Ostad Elahi la désigne comme « spiritualité naturelle », de préférence à « perfectionnement spirituel » ou « médecine de l’âme ». Pour cela, il faut commencer par dire à quoi ces deux dernières expressions font référence chez lui.

« Perfectionnement spirituel » renvoie au processus par lequel l’individu cherche à se transformer pour s’exhausser et atteindre un état conforme à ce qu’il a en soi de plus excellent (sa part « céleste », écrit Ostad). Développer jusqu’à son point de perfectionnement cette part « céleste » du moi passe par une confrontation dynamique aux puissances de la part « terrestre » avec laquelle elle se trouve en symbiose. Cette part « terrestre », il s’agit en pratique de la contrôler, de la réguler, pour en tirer le meilleur profit. Nous verrons plus loin comment, mais il est clair que nous sommes ici du côté de l’éthique, ou plus exactement sur le bord par lequel la spiritualité se confond tendanciellement avec l’éthique et peut se définir, pour reprendre la caractérisation de Pierre Hadot, comme « la recherche d’un état ou d’un niveau supérieur du moi »[1]. Disons alors que l’éthique spirituelle se distingue de ce que nous entendons ordinairement par « morale » en ceci qu’elle ne se résout pas en préceptes ou maximes destinés à conduire sa vie ; elle est inséparable d’un ensemble d’« exercices spirituels » destinés à transformer le moi pour lui faire atteindre un niveau de réalisation supérieur, et du même coup une perspective universelle sur le monde[2]. Cette perspective prend chez Ostad Elahi une forme bien particulière : il s’agit d’étendre sa compréhension et sa perception de ce que nous sommes réellement, et par là de la réalité de toute chose. Le perfectionnement spirituel passe, en pratique, par l’acquisition des vertus à travers la mise en œuvre individuelle de l’éthique. Là encore, nous verrons comment. Mais – et c’est déjà une indication quant à la place de la raison dans ce processus –, Ostad insiste sur le fait que cette pratique doit s’accompagner de part en part d’un travail d’« éducation de la pensée » fondé sur l’assimilation de principes « éthiques et divins justes »[3]. Cette éducation ne se limite pas à l’inculcation de normes de conduite ; elle vise le développement d’une « raison saine »[4], c’est-à-dire d’une faculté de discernement et de compréhension apte à déceler la dimension spirituelle des choses. Celle-ci est en germe chez chacun ; elle conditionne toute transformation substantielle de l’âme dans le sens de sa perfection.

Ces termes – « âme », « substance » – éveilleront probablement la suspicion de ceux qui considèrent que la raison n’a rien à faire avec la métaphysique. À leurs yeux, le « moi » est sans doute déjà une entité douteuse, et il est vrai que la psychologie empirique nous a appris à nous en méfier. Il sera difficile de convaincre ces esprits que la métaphysique est une entreprise qui non seulement se soumet à des normes de rationalité propre (cohérence interne, puissance explicative, etc.), mais qui peut s’étayer sur l’expérience et s’approfondir à travers une réflexion nourrie par la pratique. C’est ainsi, en tout cas, que la concevait Ostad, et il n’est pas inutile à ce stade de dire quelques mots de la structure métaphysique qui soutient les notions fondamentales de sa doctrine du perfectionnement.

L’idée de paliers ou de niveaux de réalisation de soi, correspondant à des seuils ontologiques, a été popularisée par le néo-platonisme ; la reprise de ce motif par Mollâ Sadrâ Shirâzi dans le cadre d’une métaphysique des intensités ou actes d’être[5], était parfaitement connue d’Ostad Elahi, qui emprunte volontiers le mode de conceptualité de cette tradition. Si l’âme est substantielle, c’est conformément à une conception dynamique et intensive de la substance qui rompt avec la doctrine des essences défendue par les Anciens : l’âme ne s’identifie pas à une forme invariable, elle est, comme l’écrit Ostad Elahi dans Connaissance de l’âme, une « chose subtile et séparée de la matière et de la forme »[6], ce que montre le fait qu’elle soit animée d’un mouvement qui la voue à une transformation perpétuelle. L’être ne se divise pas en formes séparées et en matières plus ou moins organisées, plus ou moins soumises à la forme. Il se présente comme un continuum de degrés d’être, chaque substance se caractérisant par l’intensité de son acte d’existence[7]. Quant au mouvement qualifié de « transsubstantiel », il l’est à un double titre : parce qu’il traverse la substance elle-même et rend possible le perfectionnement individuel ; parce qu’il anime le processus de perfectionnement de l’ensemble des créatures, permettant à chaque substance de parcourir tous les degrés d’être correspondant aux différents niveaux de la création (minéral, végétal, animal…), depuis son point d’existentiation jusqu’à son point de perfection[8]. Pour l’âme, la signification du mouvement transsubstantiel est donc la suivante : c’est ce mouvement qui lui permet de se dégager progressivement des contraintes qui pèsent sur le monde causal, qui est le règne de la dépendance et de la contingence (tout y dépend nécessairement d’autre chose pour exister), mais aussi du potentiel (les choses n’y sont pas en acte tout ce qu’elles peuvent être, elles doivent actualiser leur potentiel, se développer, se réaliser). En parcourant le chemin de son perfectionnement, portée par le mouvement transsubstantiel, l’âme est tendue vers un point qui correspond au degré d’être d’intensité maximale, et qu’il faut alors situer dans un domaine proprement « métacausal ». Dans son effort de réalisation de soi, l’âme tend vers ce qui n’a plus rien en soi de potentiel, et qui ne dépend de plus rien d’extérieur pour exister : le « nécessaire par soi » – autrement dit, Dieu.

De cette construction métaphysique particulièrement subtile, on retiendra surtout pour notre propos le rôle capital joué par la notion de degrés de réalisation. C’est elle qui permet de distinguer la connaissance de soi qui est en jeu dans la spiritualité, d’un simple exercice d’introspection psychologique. C’est elle encore qui montre, symétriquement, que guetter les lueurs obscures du moi des profondeurs, réveiller sans y être préparé la mémoire ou les puissances de ce fond immémorial qui constitue l’essence de notre être, ne nous fera pas progresser d’un pouce sur la voie du perfectionnement si nous n’avons pas su développer notre compréhension spirituelle des choses. Le soi véritable, distinct de la personnalité psycho-sociale où se projette notre moi de surface, se loge dans les replis de l’inconscient spirituel ; mais il est aussi bien au-devant de nous, comme une tâche à accomplir. Pour autant qu’il constitue le sujet de la pratique spirituelle, il se confond tendanciellement avec le processus même de sa réalisation progressive. La connaissance de soi est gagnée au terme d’une maturation.

L’expression « médecine de l’âme » peut se comprendre à partir de là. Elle met en relief la dimension prophylactique et thérapeutique de la pratique de soi, tout en indiquant que la spiritualité peut faire l’objet d’une science. On sait, pour avoir lu Galien ou Râzi[9], qu’il existe, outre les maximes de vie, des procédés et des techniques susceptibles de préserver la santé de l’âme. Mais chez Ostad Elahi, qui parle d’ailleurs d’une « nouvelle médecine »[10], l’analogie avec les sciences médicales vise surtout à souligner le fait qu’il existe en spiritualité des vérités objectives, des schémas de causalité et même des lois à valeur universelle, qu’il est possible d’établir à travers une expérimentation contrôlée. Ces vérités forment en quelque façon un corpus. En faisant l’objet d’un apprentissage séquentiel, elles suggèrent un processus éducatif sous la forme d’un véritable cursus[11]. Ostad Elahi n’hésitait pas à évoquer, en ce sens, une « étape universitaire » de la spiritualité[12]. Retenons-en surtout ceci : il y a quelque chose comme une nature spirituelle. En tant que le processus de maturation de l’âme s’adosse à des principes naturels, elle appelle un type de rationalité qui n’est pas fondamentalement distinct, dans ses opérations sinon dans son orientation générale, de la rationalité que nous appliquons à la matière. Et cela n’implique bien entendu aucune réduction naturaliste de l’éthique.


[1] ^P. Hadot, « Qu’est-ce que l’éthique ? » (entretien avec Sandra Laugier et Arnold Davidson), Cités, n°5, 2001, p. 130 ; texte repris dans Exercices spirituels et philosophie antique, nouvelle éd., Paris, Albin Michel, 2002.

[2] ^Ibid., p. 131.

[3] ^« Juste » a une portée très précise dans ce contexte ; elle engage la relation de guidance entre Dieu et les hommes (voir Médecine de l’âme, Paris, Dervy, 2000, p. 105 et 184). Cet aspect de la pensée d’Ostad Elahi dépasse le cadre de notre exposé.

[4] ^Je reprends ce terme à Bahram Elahi. Ostad Elahi parle de « raison céleste » (‘aql-e rahmâni).

[5] ^Voir Ch. Jambet, L’Acte d’être : la philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Paris, Fayard, 2002.

[6] ^Connaissance de l’âme, trad. C. Deville, Paris, L’Harmattan, coll. « L’ouverture philosophique », 2001, p. 73. Nous soulignons.

[7] ^L’unité de cette échelle des êtres (ou de ce flux universel), c’est Dieu lui-même. Il représente le degré d’être maximal, bien qu’il soit présent à tous les degrés. La création est une parce que tout participe de Dieu à des degrés divers.

[8] ^Sur tout cela, voir notamment le chapitre 3 de Connaissance de l’âme.

[9] ^Râzi, La Médecine spirituelle, présentation et trad. R. Brague, Paris, Garnier-Flammarion, 2003. Sur la tradition greco-romaine, voir Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, op. cit., p. 93-96.

[10] ^« Cette méthode de lutte contre le soi impérieux est comme une nouvelle médecine que j’ai élaborée, à partir de mes propres expériences, pour la purification de l’âme. » (B, 322 ; cf. AH I, 841). Sur cette notion de « soi impérieux », voir cet extrait.

[11] ^Voir B. Elahi, Médecine de l’âme, Paris, Dervy, 2000. Comme on le verra plus bas, le problème de la voie sensorielle ou émotionnelle privilégiée par le mysticisme traditionnel tient moins à la place qu’y tient la sensibilité spirituelle, qu’à son activation prématurée. Il y a des phases objectives du développement spirituel, comme il y en a en psychologie, en biologie, et dans toute discipline qui suppose l’apprentissage d’un langage et d’une méthode aptes à dégager les principes et les structures d’une nature soumise à des régularités causales. Les deux idées fortes que sont le cursus et la pratique (l’apprentissage séquentiel et l’expérimentation) fournissent la justification du procédé de l’analogie scientifique utilisé par Bahram Elahi dans ses Fondements de la spiritualité naturelle, et plus spécialement dans les deux derniers volumes (La Spiritualité est une science, Paris, Dervy, 1998 ; Médecine de l’âme, op. cit.).

[12] ^B, 42.


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1 commentaire

  1. Wilhelm le 02 Juil 2013 à 17:08 1

    Utile, clair et précis.

    C’est un exposé dynamique à la fois théorique et directement transposable et transposé par l’auteur dans la pratique personnelle quotidienne de l’éthique et du spirituel, donc utilisable par tous.

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