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Les leçons spirituelles de l’odonate

Par , le 28 Fév. 2017, dans la catégorie Lectures - Imprimer ce document Imprimer

Alain Cugno, La libellule et le philosophe, coll. Espaces libres, Albin Michel, 2014, 181 pages.

Voilà un titre pour le moins curieux. Lorsque le moine parle avec le philosophe (grand succès de librairie), au moins peut-on s’attendre à un échange soutenu et argumenté à parts égales. Mais la libellule ! Qu’a-t-elle à dire au philosophe, à tout homme faiseur d’idées ? Et le philosophe, serait-il à ce point dépité par la vacuité morale de notre société, pour interpeller l’insecte et tenter de le convaincre que l’homme est la démesure de toute chose ?

Du tout ! Philosophe, Alain Cugno dévoile ici son autre moi, naturaliste, passionné depuis toujours par la recherche et la photographie des libellules. Quand le naturaliste vit sa quête – patient travail solitaire de découverte et d’observation au cœur d’une nature sauvage – le philosophe pense sa vie et se demande comment ces deux-là vivent en un seul être, contradictoirement liés.

Bien ! Mais que peut apporter un tel ouvrage au lecteur de e-ostadelahi ou à tout étudiant spirituel – à savoir celui ou celle qui considère la spiritualité comme la science pratique de la connaissance de soi qui mène à la connaissance du divin ? Y est-il question de spiritualité ? D’éthique ? Non. Pas sous la forme classique à laquelle on pourrait s’attendre. Il n’est pas question de spiritualité, mais d’esprit. Pas question d’éthique, mais d’ethos, de mode d’être. Car Alain Cugno, comme dans tous ses ouvrages, est en quête de l’Être présent en toute chose, en tout lieu et temps. Et par tous les temps d’ailleurs, puisque les libellules ne regardent pas la météo.

À la poursuite de la libellule perdue, car toujours en vol, Alain Cugno élague des chemins de traverse entre la vie des odonates et la vie de l’esprit. Les étapes de la vie d’une libellule, comme celle de sa quête par le naturaliste, sont autant d’occasions de développer une réflexion sur le temps, l’être, l’origine, la beauté, la liberté, la joie, le bonheur, etc., en convoquant ici et là, non seulement quelques-uns de ses collègues notoires (Schopenhauer, Wittgenstein, etc.), mais aussi quelques mystiques (saint Augustin, Maître Eckhart, Jean de la Croix) et le maître de la littérature que fut Proust.

On peut donc, au choix, décider que son livre est tout entier dans la spiritualité, ou bien qu’il ne l’aborde que par effleurements, par éclairs, tel le naturaliste avec le sujet de sa recherche.

Mais encore ? Achève-t-on ce livre avec le sentiment de s’être simplement cultivé, ou de s’être plongé un temps dans le microcosme des libellules pour mieux appréhender le macrocosme de la réflexion métaphysique ? Une chose est sûre, l’étudiant spirituel attentif saura capter, ici ou là, à travers quelques fulgurances, de subtiles pistes de réflexion sur son propre rapport au divin, à la vie, à lui-même, à autrui.

Deux exemples : lorsqu’Alain Cugno évoque l’attente, le présent interminable (« une quête qui ressemble fort à la prière ») pour trouver la libellule et pouvoir la photographier, il « réalise » que la photographie regorge de bien plus de possibilités et d’informations que ce que son attention du moment lui a laissé croire, que ce que ses yeux ont capté en temps « réel ». Ainsi, « une profondeur inouïe se creuse derrière ce que vous connaissiez déjà, avec une intensité qui vous certifie que maintenant, enfin, vous êtes devant la réalité » (page 45). La photographie des libellules révèle qu’il y a « un monde qui est caché dans le nôtre » (page 67) et que « maintenant est plus riche que je ne crois » (page 81).

Le concept d’attention, au cœur de ce propos, est un concept clé dans toutes les traditions spirituelles. À titre d’exemple, Simone Weil nous dit : « L’attention à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l’amour » (Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, VI-2, p. 297). Dans son ouvrage Attente de Dieu, elle évoque ainsi l’attention : « […] la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue, l’objet qui va y pénétrer » (Ed. du Seuil, coll. « Livre de vie », 1977, pp. 92-93). Dans la parole suivante attribuée à Bouddha, c’est bien notre attention qui est sollicitée : « En marchant, en mangeant, en voyageant, sois là où tu es. Sinon, tu passeras à côté de ta vie. » Ostad Elahi nous rappelle aussi : « L’essentiel, c’est l’intention et l’attention ; oui vraiment, l’attention, l’attention » (Paroles de Vérité, Albin Michel, parole 198).

N’est-ce pas cela se souvenir de la « présence divine » – à défaut de la ressentir – en toute chose, tout lieu, tout état ? Pénétrer dans l’immédiateté quasi miraculeuse de l’existence des choses, reflétant, par un retour instantané vers soi, le mystère de l’existence, à la fois immédiate et hors du temps, de notre propre esprit ?

Cet état d’attention ne concerne-t-il pas notamment celui qu’il nous faudrait porter à notre environnement, et plus particulièrement aux personnes qui vivent dans notre entourage, dans le cœur desquels réside, comme en chacun, une parcelle divine ? Leurs gestes, leurs paroles, leurs expressions ne comportent-ils pas plus d’informations utiles et plus de possibilités d’action pour la qualité de notre relation à eux et le contentement divin, que ce que nous rapporte notre attention habituelle ?

Second exemple : la rigueur avec laquelle l’auteur s’attache à identifier les insectes qu’il saisit dans son objectif – en déterminant l’espèce sur des critères tels que la présence ou l’absence d’un trait noir le long des yeux –, est pour lui « une activité très haute de l’esprit », car « au moment où vous êtes parvenu à votre diagnostic, vous avez vu s’affirmer l’un des aspects les plus fondamentaux de la recherche du vrai : il n’y a pas d’autre accès à la vérité que la vérité elle-même, car elle est sa propre méthode ». L’étudiante spirituelle que je m’efforce d’être ne doit-elle pas se montrer aussi rigoureuse dans le domaine de la connaissance de soi que l’est le naturaliste dans ses observations ? Car lorsqu’il s’agit d’identifier, à travers leurs manifestations dans la psyché, les puissances qui sont à l’œuvre en nous-mêmes, les phénomènes auxquels nous avons affaire sont souvent aussi fugaces que le vol des libellules.

Amoureux du langage, qu’il habille tantôt d’un humour subtil, tantôt d’une construction logique décapante, Alain Cugno se méfie comme de la peste des mots qui ont toujours servi à nommer et qualifier Ce(lui) qui est sans nom. Chez lui, rien n’est affirmé (Dieu, l’âme, la résurrection, l’au-delà, la perfection, etc.) mais tout est suggéré, par métaphores et correspondances. Il s’adresse à la fine pointe de l’âme, celle qui a passé le cap de l’alphabétisation spirituelle, ainsi lorsqu’il cite Proust définissant la littérature – pour lui, la vraie vie : « Ce qui, en nous, ne court pas mais s’arrête, tombe en arrêt devant un fragment de la réalité où se donne presque à saisir l’écho infini de tout autre chose, plus proche de nous que notre vie même. Ce peut être dans le dénivellement des pavés d’une cour ou dans le contact rêche des serviettes d’un hôtel de bord de mer » (page 160)… Quelle étrange proximité, là encore, avec ces paroles d’Ostad Elahi : « Dieu [est] plus proche de nous que le centre de notre vie et de notre volonté » (Paroles de Vérité, parole 230) ; « l’attention peut survenir dans les rues les plus animées et aux moments les plus inopinés, mais quels que soient le moment et le lieu où elle survient, ne la laissez pas s’échapper » (Confidences, prières d’Ostad Elahi, Robert Laffont, p. 20).

L’auteur se dévoile pourtant lorsqu’il introduit le thème de l’éternité : « Tout ce qui met au contact de l’éternité fonde la rationalité. C’est en effet dans l’éclair de la promesse de la vérité que la raison trouve le goût et l’énergie de croire en elle-même. C’est parce qu’elle entrevoit la possibilité d’une saisie de la vérité totale et définitive qu’elle trouve la force d’accomplir, pas à pas, les tâches partielles, aux résultats constamment remis en question, qui sont les siennes » (page 135).

Tous les ouvrages d’Alain Cugno ‒ et celui-ci, sous sa forme originale, n’y fait pas exception ‒ sont traversés par une quête de l’infini dans le fini, de l’invisible dans le visible. « Toi, l’invisible manifeste en toutes choses » pourrait être le credo de sa foi.


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4 commentaires

  1. Wilhelm le 01 Mar 2017 à 9:06 1

    Une très belle leçon d’attention et d’humilité à la fois

  2. ia le 02 Mar 2017 à 8:36 2

    Un rappel des choses et de notre capacité à rentrer en communion avec le bien aimé à tout instant.

  3. blanche le 20 Mar 2017 à 1:46 3

    Merci pour cet article si bien écrit et cette analyse très fine de l’ouvrage d’Alain Cugno. Et d’avoir su si bien en tirer les leçon spirituelles utiles pour le chercheur de Vérité : l’attention permanente et la rigueur à adopter dans la connaissance de soi. « Cet état d’attention ne concerne-t-il pas notamment celui qu’il nous faudrait porter à notre environnement, et plus particulièrement aux personnes qui vivent dans notre entourage, dans le cœur desquels réside, comme en chacun, une parcelle divine ? »Cette belle phrase a créé comme un déclic en moi et a eu pour effet immédiat de porter une attention plus grande et plus bienveillante envers mes proches.
    et enfin d’avoir découvert un mot étrange et nouveau pour la libellule : odonate !

  4. Louise le 10 Avr 2017 à 21:56 4

    Merci de nous avoir fait connaître Alain Cugno.

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