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Ostad Elahi et la tradition Ahl-e haqq

L'âme des sons, Jean During

Le texte qui suit est extrait de L’Âme des sons : l’art unique d’Ostad Elahi (1895-1974), Éditions du Relié, 2001. L’auteur, Jean During, est orientaliste et ethnomusicologue. Directeur de recherche au CNRS, il a consacré de nombreuses études aux musiques de l’Asie Intérieure, en particulier dans leurs rapports avec la culture, la pensée et la mystique islamique. Il offre ici une analyse précise du cadre spirituel et religieux dans lequel a grandi Ostad Elahi : l’ordre des Ahl-e haqq (ou « gens du Vrai »). Son texte s’efforce en même temps d’éclairer les relations complexes qu’Ostad Elahi entretenait avec certains représentants de cette tradition.

Les Ahl-e haqq constituent une communauté religieuse, héréditaire mais ouverte aux adhésions, qui compte environ un million de personnes parmi les Kurdes d’Iran et d’Irak, ainsi que les Lors et les Turcs du nord-ouest de l’Iran. Les orientalistes voient dans leurs traditions et leurs doctrines une synthèse de la gnose de l’ancien Iran et de l’ésotérisme chi’ite ou « imamite », lequel, par ailleurs, reprend des éléments de doctrines antérieures et est à la source du soufisme. Les A.H. eux-mêmes se définissent de façon variable selon les époques et selon leur affiliation, à la périphérie de l’islam, ou plus souvent à son sommet mystique, comme le suggère leur dénomination de « gens du Vrai » (haqq ). Malgré des divergences d’opinions, tous s’accordent sur le fait que leur ordre a été instauré vers le XVe siècle par Soltân Sahâk (ou Es’haq) et se situe dans la continuité d’un courant ésotérique et mystique bien plus ancien remontant aux origines du soufisme, à celles de l’islam, et même au-delà. Ce courant s’est progressivement constitué en voie initiatique avec ses textes sacrés, ses traditions et ses pratiques rituelles. Grâce à la mise en place d’une organisation socio-religieuse adaptée aux structures tribales préexistantes, elle connut une grande extension. Durant plusieurs siècles, la voie A.H. compta de nombreuses individualités au rayonnement spirituel remarquable bien que généralement limité à un groupe restreint de disciples. Certains laissèrent des écrits (kalâm) sous forme poétique, d’autres ne laissèrent que le souvenir de leurs haut-faits revêtant souvent un caractère légendaire à la faveur de la transmission orale, mais recelant toujours une philosophie et des éléments de gnose qui constituent précisément la partie ésotérique de l’enseignement.

Après une période florissante s’étendant jusqu’au début du XXème siècle, la voie A.H. semble perdre de son éclat et de sa vigueur. Parmi toutes les causes que l’on peut attribuer à ce retrait, l’une des plus évidentes est que, par définition, un enseignement à l’origine fondamentalement mystique, ésotérique, voire secret, ne peut survivre comme tel en s’institutionnalisant, c’est à dire en substituant une affiliation héréditaire de facto à la vocation élective et individuelle fondée sur le libre engagement. Ainsi, avec l’accroissement démographique, les cercles initiatiques des origines se sont étendus naturellement pour constituer une communauté religieuse soudée davantage par des liens culturels et sociaux que par de hautes aspirations. En fait, à moins de prendre à la lettre le concept de « peuple de Dieu », il n’y a guère de raison de s’attendre à trouver dans la communauté A.H. actuelle plus de vocations religieuses que parmi tout autre groupe de même extension. La majorité des adeptes se contente donc d’une affiliation identitaire marquée par une pratique de routine et quelques coutumes spécifiques.

Les divergences et les déviations affectant les formes et les doctrines, et en conséquence l’éthique et la démarche individuelle des adeptes, furent un autre facteur d’affaiblissement, lié à l’extension de la communauté, ainsi qu’à des influences d’autres courants religieux. Ainsi, jusqu’à une date récente, de nombreux groupes considéraient leur voie comme une religion autonome, si bien qu’en retour, dans certaines régions, ils sont qualifiés de zoroastriens (gabr) par leurs voisins musulmans.

Religieux et mystiques

Enfin, le facteur héréditaire a conduit d’une autre façon à amortir l’impulsion des origines, dans la mesure où les chefs religieux (seyyed, pir), responsables de la direction des adeptes et de la transmission initiatique, ne sont pas choisis selon des critères de mérite ou d’excellence, mais accèdent automatiquement à leur rang par leur naissance.

Durant la période florissante de l’ordre A.H., la transmission spirituelle était assurée aussi bien par des seyyed se montrant dignes des charges et honneurs dont ils héritaient, que par des personnes accédant au rang de guide et de référence par leur seul mérite personnel. Dans certains cas, ces deux dignités convergeaient en une personne, mais il arriva aussi qu’elles entrent en conflit, comme ce fut le cas avec Hâjj Ne’mat, qui n’était pas issu d’une famille de seyyed. La raison en était que le charisme des mystiques mettait implicitement en cause le pouvoir temporel des détenteurs de l’autorité. Face à des personnalités de ce genre, certains réagirent en pharisiens et manifestèrent ouvertement leur hostilité, tandis que d’autres, mettant la cause spirituelle au-dessus de leurs intérêts, se rangèrent de leur côté ou firent même acte d’allégeance.

La position d’Ostad Elahi

La place de Hâjj Ne’mat et d’Ostad Elahi dans la tradition A.H. doit se comprendre à partir de ce double régime de légitimation. Dans des contextes différents, ils ont, chacun à sa façon, oeuvré au sein de cette dualité et de cette tension, afin de vivifier leur tradition et d’opérer une nouvelle synthèse en retournant à ses sources authentiques. Chez Ostad Elahi cependant, ce mouvement se prolonge en un geste d’ouverture visant l’universalité.

Tout d’abord il est généralement reconnu comme une grande figure de l’histoire de la voie A.H. notamment en tant qu’auteur du traité Borhân ol-haqq. Ce livre expose pour la première fois d’une façon claire et détaillée les arcanes de la doctrine de l’ordre, tout en mettant en évidence sa conformité avec les enseignements essentiels du Coran. Il constitue la référence principale de la majorité des adeptes, car il se fonde d’un côté sur l’abondante documentation manuscrite dont disposait l’auteur, et de l’autre, sur la tradition herméneutique et les hautes connaissances que lui transmirent son père.

Toutefois, l’importance de cette entreprise de clarification doctrinale ne doit pas faire oublier la singularité de la position d’Ostad Elahi au sein de la communauté ahl-e haqq. D’abord, tout comme son père, il s’inscrit explicitement dans un ordre de légitimité purement spirituel, indépendant de toute autorité lignagère, et dégagé de tout le poids du système socio-religieux. Ensuite, même si son oeuvre et sa personnalité le désignent comme le gardien ou le garant de l’esprit de cette tradition, il ne s’est jamais posé comme un leader ou même comme le représentant d’un sous-groupe ou d’une tendance quelconque. Son intention tenait en ces termes : « Nous avons le devoir d’orienter les gens et de leur faire comprendre. Une fois qu’ils sont informés, qu’ils y donnent suite ou non, nous n’en sommes plus responsables » (I, n° 1572).

En considérant les propos de ce genre, ainsi que ses sentiments personnels vis-à-vis de la masse des adeptes, il est clair que son champ de vision dépassait largement sa confession d’origine et que la rédaction du Borhân ol-haqq ne répond pas seulement à un besoin d’unification et de codification des pratiques et des doctrines religieuses s’appuyant sur une connaissance parfaite des écrits canoniques et de leur herméneutique, et motivé par le respect qu’il manifestait globalement pour toutes les bonnes coutumes. Il s’agit aussi d’un don à la communauté dont il est issu, comme pour s’acquitter d’un devoir, et au-delà, d’une invitation à remonter aux principes mystiques fondateurs et à saisir l’esprit qui anime les formes rituelles et les mythes religieux. Cet esprit, qui imprègne tout son enseignement, se révélera d’ailleurs aussi bien ou même mieux saisi en dehors des adeptes de cet ordre, parmi des gens de confessions et de cultures diverses. Ainsi son oeuvre, en portant cette tradition à un sommet, opère en même temps son dépassement. Un des signes en est que cet ouvrage fut augmenté plus tard de quatre cent pages de commentaires, de réponses à des questions, et de développements d’une portée bien plus générale.

En effet, s’il est resté fidèle à la tradition originelle, Ostad a développé un enseignement original, qui ne contredit en rien les piliers essentiels de la foi ahl-e haqq, ou même musulmane, et qu’il présente comme l’essence de toute religion dite révélée. Cette philosophie s’articule sur quelques principes à caractère universel, tels que le perfectionnement (kamâl) des créatures et le droit (haqq), pour se développer à l’infini dans toutes les directions existentielles : morales, philosophiques, spirituelles et mystiques. C’est par une singulière réduction que des orientalistes qui ne l’ont pas connu et se sont contentés d’un coup d’oeil superficiel sur ses ouvrages, le présentent comme un « chef religieux » ou le « leader » d’un mouvement réformiste. S’il est vrai qu’il jouissait de l’estime des Ahl-e haqq en général, ce fut peut-être davantage pour sa personnalité charismatique et son érudition, que pour les nouvelles perspectives qu’ouvraient son enseignement. En fin de compte ses idées se répandirent bien au-delà du cercle étroit d’une communauté avec laquelle il ne voulait « plus rien avoir affaire », et qu’il considérait comme « empoisonnée » et « condamnée à la disparition » (I, n° 1572). Aussi sévère que soit ce jugement, il reflète bien un clivage déjà ressenti par ses contemporains, et de plus en plus marqué de nos jours, entre ce qu’on peut appeler d’une part l’arrière-garde des adeptes, appartenant plutôt au monde rural, et les progressistes, provenant plus souvent du milieu urbain et éduqué. Avec les transformations de la société, du mode de vie et des mentalités, consécutifs à la modernisation du pays, la seule conformité aux traditions et aux coutumes ne suffisent plus à fonder l’identité religieuse et culturelle des adeptes. C’est pourquoi les idées d’Ostad, exposées dans ses ouvrages et répercutées par quelques seyyed et traditionnistes (kalâm khân) influents, continuent à se répandre notamment dans les couches cultivées et parmi les jeunes.

Un autre malentendu à dissiper consiste à ranger Ostad dans la catégorie des « maîtres soufis ». Ce n’est certes pas sans raisons qu’il fut appelé maître (ostâd), mais ce qualificatif ne doit pas être compris dans son sens « initiatique » impliquant un pacte entre un guide et ses disciples au sein d’une confrérie. S’il appelait ses élèves « mes enfants » ou « les amis », c’est parce que le type de relation qui s’établissait entre eux était essentiellement cordial, quasi familial, et ne nécessitait aucune autre sorte d’engagement marqué par des formes symboliques ou des liens matériels. Il désapprouvait d’ailleurs l’attitude de certains saints du passé qui se montraient soucieux d’étendre le cercle des adeptes. Il réfutait tout système de guidance basé sur la vénération et l’obéissance inconditionnelle, et axait sa méthode sur la compréhension et l’adhésion libre de la pensée. De ces principes découlait sa position, qu’il résume ainsi : « J’ai le devoir de proposer les résultats de mes recherches, ceux que j’ai pratiqués et dont je suis certain qu’ils sont justes […] Que l’on me croie ou non ne dépend plus de moi, j’ai accompli mon devoir. »


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