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Tolstoï, spirituel éclairé

Par , le 1 Déc. 2020, dans la catégorie Articles - Imprimer ce document Imprimer
Leon Tolstoi dans son bureau

Léon Tolstoï dans son bureau, mai 1908

Guerre et Paix, Anna Karénine, La Mort d’Ivan Ilitch… C’est à ces chefs-d’œuvre de la littérature mondiale que nous associons spontanément le nom de Tolstoï. Mais connaît-on son œuvre spirituelle, fruit de son cheminement intérieur ? Sa version personnelle des quatre Évangiles ? Ses lettres sur la prière, la foi et la raison ?

A l’âge de 50 ans, l’écrivain russe Léon Tolstoï (1828-1910), aristocrate urbain et mondain, bien connu pour des romans tels que Guerre et Paix et Anna Karénine, décide de changer de vie. « Brusquement, écrit-il, ma vie s’arrêta… Je n’avais plus de désirs. Je savais qu’il n’y avait rien à désirer. La vérité est que la vie est absurde. J’étais arrivé à l’abîme et je voyais que, devant moi, il n’y avait rien que la mort. Moi, homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre. » (Journal, septembre 1869). Il fuit Moscou, qu’il se met à détester, pour s’installer à la campagne. Cette période est riche en réflexions et en actions. Il remet en cause des institutions comme la famille et le mariage, dénonce les travers de la vie mondaine. Guidé par un réveil spirituel qui le conduit à critiquer la religion telle qu’elle est enseignée et pratiquée par les églises, il prône désormais une religion de la raison.

A la même époque, il découvre la philosophie avec Schopenhauer, lit Pascal et bien d’autres. La foi lui apparaît comme une « nécessité vitale » dans la vie d’un homme. Pascal l’a démontré de manière définitive, confie-t-il en 1906 dans ses Carnets. S’engage alors une période mystique radicale, entièrement consacrée à cette nouvelle compréhension de la relation de l’homme avec le monde.

Il aura l’occasion d’échanger avec Gandhi jusqu’à sa mort sur la non-violence pour lutter contre le mal sur terre. Il écrira un évangile, synthèse des quatre, dans le souci d’éduquer dans la religion vraie de Dieu l’enseignement de Jésus, galvaudé selon lui par la religion des hommes.

Son statut de romancier a quelque peu occulté cette dimension spirituelle de son œuvre, pourtant tellement prégnante à partir des années 1880 dans sa vie et sa pensée, et que l’on peut retrouver, déjà présente, dans une lecture attentive de ses écrits antérieurs. Mais surtout quelques traces plus marquantes sont parvenues jusqu’à nous, comme sa définition de la religion un an avant sa mort (voir le lien ci-dessous), ou encore ses trois lettres sur la foi, la prière et la raison. Il est aussi possible de profiter de l’éclairage passionnant proposé par Christiane Rancé, dans son Tolstoï : le pas de l’Ogre (Éditions du Seuil). On y suit l’envolée populaire de ses prises de position sur la religion (il écrira un catéchisme qui aura un certain succès), popularité qui lui confèrera bientôt un statut de gourou auprès de ces adeptes du « tolstoïsme » qui se précipitent dans sa propriété de Iasnaïa Poliana, surveillée par la police et les espions de l’église.

Ce qui peut nous frapper dans cette démarche personnelle, c’est la lucidité logique dans laquelle elle s’inscrit. Ce qui peut nous frapper aussi, c’est la modernité d’une pensée qui témoigne du fait que la voix de la Vérité s’impose au-delà des distances temporelles ou culturelles. Pourtant, vers la fin de sa vie, la brutalité de certains de ses choix (rejet de la société, de la famille, du mariage…) se traduit par certains excès qu’il cultivera avec obstination et dont témoigne sa fugue morbide et finale en 1910. Lui qui voulait fuir le monde pour Dieu connaîtra la fin la plus médiatique que l’on puisse imaginer. Sa célébrité l’aura empêché de mourir en solitaire…

Le développement de la réflexion spirituelle de Tolstoï connaît une inflexion décisive lorsque, vers 1883, après avoir couru et connu la gloire, il décide de mener désormais une vie simple, comme un paysan. « Je suis passé du nihilisme à la foi », écrit-il dans Quelle est ma foi ? (1883), parcours radical que l’on pressent déjà dans le personnage de Pierre qui, dans Guerre et Paix, vit l’absurdité de la vie oisive de l’aristocratie tout comme celle des guerres napoléoniennes. Mais sa foi est rationaliste et va le conduire à critiquer la religion des hommes et ses déviations (il sera excommunié par l’église orthodoxe du fait de ses prises de positions).

Tolstoï pose sa problématique très clairement : « L’humanité suit l’une ou l’autre de ces deux directions : A) elle se soumet aux lois de la conscience, ou B) elle les rejette et s’abandonne à ses instincts grossiers » (« L’alcool et le tabac », 1892). De cette alternative fermement formulée, il découle peu à peu dans sa démarche que la « vie n’est pas la vie matérielle, mais la vie intérieure de notre esprit » et que « la vie visible » est une aide nécessaire à notre croissance spirituelle », mais seulement d’« utilité temporaire » (Tolstoï, Essays and Letters, Oxford University Press, 1911).

Pour celui qui s’intéresse à cet aspect de son œuvre, trois lettres retiennent en particulier l’attention. Elles ont dû être écrites autour de 1900 et réunies sans autre commentaire dans un livre encore accessible aujourd’hui. Elles abordent trois thèmes qui ne peuvent que trouver une résonance chez tous ceux qui sont engagés dans une démarche spirituelle : la raison, la foi et la prière. En voici quelques extraits.

« Si nous nous en tenions seulement à ce que nous dit la raison, nous serions tous unis, parce que chez tous, la raison est la même, et c’est la raison seule qui n’empêche pas la manifestation de l’amour, attribut de l’homme. »

Tolstoï estime que la Raison (avec majuscule) non seulement unit les hommes d’une même époque, mais aussi nous unit aux hommes qui vécurent des milliers d’années avant nous, comme à ceux qui vivront après nous. Cette vision linéaire et historique de la raison permet selon lui de profiter de tout ce qu’a produit la raison d’Isaïe, du Christ, de Bouddha, de Socrate, de Confucius, et de tous les hommes qui vécurent depuis la nuit des temps.

« Agis envers les autres comme tu veux qu’ils agissent envers toi ; ne venge pas les injures, mais rends le bien pour le mal ; sois continent, chaste ; non seulement ne tue pas les hommes, mais ne les outrage pas ; conserve la paix avec tous, et beaucoup d’autres, tout cela est dû à la Raison, tout cela est enseigné également par le Bouddhisme, le Confucianisme, le Christianisme, le Tao-Tsé, les sages de la Grèce et de l’Egypte et par tous les hommes bons de notre temps, et tous sont d’accord en cela. »

Voilà une synthèse et une philosophie de vie éclairante, nées dans la campagne russe où vivait Tolstoï, au milieu des paysans pauvres (Iasnaïa Poliana se situe à 200 km au sud de Moscou)…

L’écrivain affirme qu’il n’y a qu’« une œuvre pour laquelle il n’est pas d’obstacle : celle de se perfectionner, de purifier son âme du mal et de faire le bien à tout être vivant ». Il va encore plus loin dans sa vision quand il écrit que la mort même, qui fait cesser toute vie terrestre, n’arrête pas et n’empêche ce parcours de perfectionnement, envisageant ainsi un prolongement de ce parcours dans l’autre monde.

« C’est ainsi que je comprends la doctrine du Christ et c’est ainsi que je désirerais que tous la comprissent et que les enfants fussent élevés de façon à ne pas croire sur parole celui qui leur parle sur Dieu et sur la vie — ils doivent croire ce qu’ils croient, non parce qu’on le leur donne pour les paroles d’un prophète ou du Christ, mais parce que leur raison le leur dicte. »

La raison est le meilleur porte-parole du libre arbitre et du statut de l’homme, elle est plus ancienne et plus sûre que tous les écrits et les dogmes hérités des traditions religieuses. De par sa nature créationnelle originelle, cette raison était déjà présente quand il n’y avait encore aucune tradition, aucun écrit, parce que chacun la reçoit directement de Dieu.

La première tromperie dans laquelle l’homme tombe, explique Tolstoï, c’est de s’imaginer pouvoir devenir tout à fait pur et saint ici-bas, alors que cela est impossible de son vivant. L’homme, selon lui, ne peut être parfait et sans péché, il ne peut que s’approcher plus ou moins de la perfection, en mettant dans cette démarche tout le sens de sa vie. Il ajoute que selon lui « la vie après la mort ne consistera encore que dans le rapprochement vers la perfection, mais sous une toute autre forme ». C’est dans cet effort personnel pour tendre vers la perfection que résident tout le sens et toute la joie de la vie.

Dans l’œuvre du perfectionnement, que Tolstoï assimile à l’accomplissement de la volonté de Dieu, Dieu n’exige pas de nous ce que nous ne pouvons pas faire ; au contraire, il a pris soin de nous donner tout ce qu’il nous faut pour remplir sa volonté. Pour bien se faire comprendre, il explique que nous sommes dans ce monde comme dans une « hôtellerie où le propriétaire a préparé tout ce qui nous est vraiment nécessaire, à nous, les voyageurs ». L’hôtelier, quant à lui, est parti en laissant des instructions sur la manière de se conduire dans cet « asile temporaire ». Tout ce dont nous avons besoin pour avancer est entre nos mains. Alors, il s’agit simplement de réaliser ce qui nous est prescrit : dans le domaine spirituel, « tout ce qui nous est nécessaire nous est donné, et l’affaire n’est qu’en nous ».

En outre, il faut encore comprendre que si l’homme croit en la révélation, il n’y croit que parce que sa raison lui dit qu’il est juste de croire à telle ou telle révélation : juive, chrétienne, musulmane ou bouddhiste… Sans la raison, aucune vérité ne peut entrer dans l’âme humaine. La raison agit à la manière d’un tamis ; on ne peut obtenir le grain le plus fin qu’à travers ce filtrage. Il n’y a pas d’autre moyen de recevoir la vérité, et TolstoÏ de renchérir que si nous nous imaginons qu’en nous, peut passer la vérité sans la raison, nous nous trompons nous-mêmes : « nous nous nourrissons de balle de blé au lieu de farine ».

Pour lui, en chaque homme, il y a l’étincelle divine, « l’esprit de Dieu », car chaque homme est un fils de Dieu. La prière constitue donc un moyen de communication puissant : Tolstoï priait et méditait beaucoup sur la fin de sa vie. Cette pratique consiste selon lui à « s’abstraire de tout le monde – de tout ce qui peut distraire nos sentiments – à exciter en soi le commencement divin ». Pour y parvenir, la meilleure solution est de se référer aux prières qu’enseignent les saints, notamment le Christ : « entrer seul et s’enfermer, c’est-à-dire, prier en plein isolement, que ce soit dans une cellule, dans une forêt ou dans un champ ». La prière consiste, en renonçant à tout le monde extérieur, à exciter en soi la partie divine de son âme, à se transporter en elle, et par son intermédiaire, « à entrer en communion avec Celui dont elle est une partie, à se reconnaître l’esclave de Dieu et à contrôler son âme, ses actes, son désir, selon les exigences, non des conditions extérieures du monde, mais de cette partie divine de l’âme ».

La vraie prière, faite dans l’isolement, comprend tout ce qui, dans les paroles des sages et des saints, ou dans nos propres paroles, ramène notre âme à la conscience de son origine divine, à l’impression plus vivante et plus claire des exigences de notre conscience, c’est-à-dire de la nature divine. La prière, c’est le contrôle de nos actes passés et présents. Ainsi, non seulement TolstoÏ ne rejette pas la prière isolée, qui rétablit la divinité de l’âme, mais il y voit une condition nécessaire de la vie spirituelle, c’est-à-dire de la vraie vie. Il ajoute que, dans cette prière, il ne faut rien demander à Dieu parce que « […] Votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. »

« La vie est un talent qui m’est donné pour mon perfectionnement ; on ne peut penser à la mort et vivre avec cette pensée qu’en se souvenant qu’il n’y a qu’une œuvre : élever sa vie pour la rendre, quand le Maître voudra la reprendre, meilleure et plus grande que nous l’avons reçue. »

On comprend mieux alors cette pensée qui tranche avec celle des théologiens et exégètes religieux de son époque, et qui lui valut une excommunication de l’église orthodoxe. Dans un entretien réalisé en 1909, un an avant sa mort, il donne de la religion cette définition très personnelle :

« La religion n’est pas une croyance établie une fois pour toutes, une croyance aux phénomènes surnaturels qui soi-disant se produisirent autrefois, ni la croyance à la nécessité de certaines prières et de certains rites. Elle n’est pas non plus, comme le pensent les savants, le reste des superstitions et de l’ignorance antiques, qu’il n’est, dans notre temps, d’aucune nécessité d’adapter dans la vie. La religion, c’est le rapport de l’Homme envers la vie éternelle, envers Dieu, rapport établi en accord avec la raison et la science contemporaine et qui seules poussent l’humanité en avant vers le but qui lui est assigné. “L’âme humaine, c’est la lampe de Dieu”, dit une sage expression hébraïque. L’homme est un animal faible, misérable, tant que dans son âme ne brûle pas la lumière de Dieu. Et quand cette lumière s’enflamme, et elle ne s’enflamme que dans l’âme éclairée par la religion, l’homme devient l’être le plus puissant au monde. Et il n’en peut être autrement, parce qu’alors ce n’est plus sa force qui agit en lui, mais celle de Dieu. Voilà ce qu’est la religion et en quoi consiste son essence. »

Source : Archive exceptionnelle : Léon Tolstoï sur Dieu, en 1909 sur France Culture

On pourra retrouver d’autres pensées sur la spiritualité de Tolstoï en lisant ses carnets (notamment à partir de 1908) : il y revient sur certains des thèmes évoqués et les développe en accompagnement de sa méditation et de sa pratique quotidiennes (Journaux et Carnets, vol. III, 1905-1910, Bibliothèque de la Pléiade).

 

Note : l’illustration de cet article est un détail d’une photo prise par Sergueï Prokoudine-Gorski.


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8 commentaires

  1. Ia le 03 Déc 2020 à 20:41 1

    Quelle clarté, quelle émotion que ce texte et ces paroles et cette voix de Tolstoi suscite en moi. Merci de tout coeur pour cet éclaircissement, pour cet enrichissement.

  2. Mike le 03 Déc 2020 à 23:24 2

    génial! Les génies sont sur la même longueur d’onde !

  3. atig le 04 Déc 2020 à 21:12 3

    Merci beaucoup pour ce partage. En effet, partout et à toute époque il y a des âmes qui sont en contact avec Sa guidance…
    Merci encore,

  4. A. le 06 Déc 2020 à 12:42 4

    Merci pour cet article. Ce que je trouve le plus étonnant c’est le fait qu’il semble avoir compris l’importance de la raison saine telle que décrite par Bahram Elahi. Même s’il l’appelle Raison, c’est à la raison saine qu’il semble se référer. Cela se voit dans ce passage:

    « Agis envers les autres comme tu veux qu’ils agissent envers toi ; ne venge pas les injures, mais rends le bien pour le mal ; sois continent, chaste ; non seulement ne tue pas les hommes, mais ne les outrage pas ; conserve la paix avec tous, et beaucoup d’autres, tout cela est dû à la Raison,… »

    Il était spirituellement éclairé car il avait développé sa raison saine donc lutté contre son soi impérieux.

  5. Camille le 07 Déc 2020 à 19:14 5

    Merci pour cet article extrêmement intéressant et documenté qui donne un éclairage précieux sur un aspect de la pensée de Tolstoï qui est effectivement résolument moderne et ne pouvait certainement pas être compris par les autorités religieuses de son époque. C’est impressionnant, ces forces qui se sont activées en lui…
    De la démarche de Tolstoï et avec mon petit niveau de compréhension, je retiens que si je me pose des questions quant à l’objet de ma foi et de ma raison d’être sur cette terre, c’est à moi seul de me mettre sérieusement en quête de réponses et de faire pour cela toutes les recherches nécessaires. Avec ma raison, puisque seule la raison nous permet d’avancer peu à peu, sans risque d’être mystifié ou dévié par des discours trompeurs ou séduisants.
    Je constate aussi que cette recherche, bien que rationnelle, s’accompagne d’un véritable amour, un amour rationnel, comme celui du chercheur pour sa science, un amour qui se développe et se renforce à mesure que le chercheur se concentre sur les vérités de sa science.

  6. LA le 08 Déc 2020 à 7:18 6

    Être « raisonnable » n’a pas été un point fort pour moi, d’aussi loin que je m’en souvienne.
    J’ai aussi toujours crû qu’en toutes choses, matériel ou spirituel, ma compréhension dépendrait d’une foi sincère prônant la diligence d’actes d’altruisme.
    En fait, on m’a toujours dit que je « raisonnais » avec mes sentiment et je n’imaginais pas je puisse moi aussi fortifier mon âme, non plus seulement par les élans du cœur et par l’amour du Divin, mais surtout par un travail personnel intérieur de réflexion profonde, puis d’actions fondées sur Sa Guidance.
    Cet exercice a réellement porté fruits car je me sens chaque jour moins « instinctive », un peu plus rationnelle et réflective dans mes choix, ce qui me permet de découvrir des horizons de savoirs tellement plus enrichissants, et une humilité véritable.

  7. Wlihelm le 31 Déc 2020 à 3:54 7

    Tolstoï était bien éclairé et c’est grâce à cet article original et lui aussi éclairé que nous le découvrons.
    Un grand merci

  8. Danielle le 14 Fév 2021 à 22:03 8

    Une expérience de pratique in vivo, un extrait de ce qui est, selon moi, le commencement de ma jeunesse :
    « C’était ce moment singulier du printemps qui agit le plus fortement sur l’âme des hommes : le soleil brille, mais sans chaleur ; de petits ruisseaux et des flaques ; la fraîcheur parfumée dans l’air, et les cieux d’un bleu tendre, avec de longs nuages diaphanes. Je ne sais pourquoi, mais il me semble que dans la grande ville l’influence de cette période où naît le printemps est encore plus sensible et plus forte, — on voit moins, mais on pressent davantage. J’étais debout près de la fenêtre ; sur le parquet de cette salle de classe qui m’ennuyait horriblement, le soleil du matin, à travers les doubles vitres, projetait ses rayons, où voltigeaient des poussières. J’étais occupé à résoudre sur le tableau noir une longue équation d’algèbre. D’une main, je tenais une « Algèbre » de Franker, déchirée, et de l’autre, un petit morceau de craie avec lequel j’avais déjà sali mes mains, mon visage et les coudes de mon habit. Nikolaï, en tablier, les manches retroussées, enlevait avec un ciseau le mastic de la fenêtre et redressait les clous du châssis qui s’ouvrait sur le jardin. Mon attention fut distraite par son travail et par le bruit qu’il faisait. En outre, j’étais de très mauvaise humeur. Rien ne me réussissait : une faute que je fis au commencement des calculs m’obligea à tout recommencer ; deux fois, je laissai tomber la craie. Je sentais que mon visage et mes mains étaient sales ; l’éponge était perdue quelque part, et le bruit fait par Nikolaï me portait vivement sur les nerfs. Je voulais me fâcher, grogner ; je jetai la craie, l’algèbre, et me mis à marcher dans la chambre. Mais je me souvins que nous devions nous confesser aujourd’hui, et qu’il me fallait abstenir de tout péché ; subitement, revenu à une disposition d’esprit particulière, douce, je m’approchai de Nikolaï.
    — Laisse-moi t’aider, Nikolaï, — dis-je en essayant de donner à ma voix l’intonation la plus aimable.
    L’idée que j’agissais bien en domptant mon dépit pour obliger Nikolaï, augmentait encore en moi cet état d’esprit bienveillant.
    Le mastic était enlevé, les clous redressés, mais Nikolaï avait beau tirer de toutes ses forces, le châssis ne cédait pas.
    « En tirant avec lui — pensai-je — si le cadre se détache tout d’un coup, alors ce sera un péché et il ne faudra plus travailler aujourd’hui. »
    Le châssis glissa de côté et sortit.
    — Où le porter ? —demandai-je.
    — Permettez, je m’en arrangerai moi-même — répondit Nikolaï visiblement étonné et même, à ce qu’il me sembla, mécontent de mon zèle :
    — Il ne faut pas confondre, parce que là-bas, dans le cabinet noir, ils sont numérotés.
    — Je le numéroterai — dis-je en soulevant le cadre.
    Il me sembla que si le cabinet noir eût été à deux verstes de là et que le cadre eût pesé deux fois plus, j’eusse été très heureux. J’aurais voulu m’exténuer de fatigue pour rendre ce service à Nikolaï. Quand je revins dans la chambre, les petites briques et les petites pyramides de sel étaient déjà enlevées du rebord de la fenêtre, et par la fenêtre ouverte, Nikolaï chassait avec un plumail le sable et les mouches endormies. L’air frais et parfumé pénétrait dans la chambre et déjà l’emplissait. Par la fenêtre on percevait le bruit de la ville, et dans le jardin, le pépiement des moineaux.
    Tous les objets étaient vivement éclairés, la chambre s’égayait, un petit vent léger de printemps soulevait les feuillets de mon algèbre et les cheveux de Nikolaï. Je m’approchai de la fenêtre, et m’y asseyant, je me penchai vers le jardin et me mis à rêver.
    Un sentiment nouveau, extraordinairement puissant et agréable, pénétra subitement mon âme. La terre humide où se montraient çà et là des herbes jaunes aux pointes verdies, les ruisselets brillants sous le soleil et qui entraînaient de minuscules mottes de terre et des petits morceaux de bois, les rameaux et les bourgeons gonflés des lilas, se balançant juste sous les fenêtres, le pépiement effaré des petits oiseaux qui s’agitaient dans le buisson, le mur de clôture noir, mouillé de neige fondue, et principalement l’air humide et parfumé, le soleil joyeux, me disaient nettement quelque chose de nouveau et de beau que je ne saurais rendre tel qu’il se révélait à moi, mais que j’exprimerai de mon mieux : tout cela me parlait de la beauté, du bonheur, de la vertu, et me les montrait comme faciles à atteindre, et possibles pour moi, comme inséparables, et même comme ne formant en trois qu’une seule et même chose.
    « Comment ai-je pu ne pas comprendre combien j’ai été mauvais jusqu’à présent, et comment je pourrai être bon et heureux dans l’avenir ? » me dis-je : — « Il faut immédiatement se hâter de devenir un autre homme et commencer à vivre autrement».

    https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Tolstoi%20-%20La%20Jeunesse.htm

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