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Soyons sérieux. À propos des jugements négatifs.

Par , le 18 Avr. 2015, dans la catégorie Lectures - Imprimer ce document Imprimer
Juger n'est pas jouer - couverture

Juger n’est pas jouer, Claude Berger, coll. Ethique au quotidien, Ed. L’Harmattan, 2006.

Le titre de cet ouvrage – Juger n’est pas jouer – attire forcément le regard du juriste. Pour un juriste, c’est une évidence : juger est un métier exigeant qui nécessite objectivité, indépendance et intégrité. Il faut être qualifié pour juger. Juger n’est pas un jeu, c’est évident ! Mais cet ouvrage d’une centaine de pages n’a rien à voir avec un manuel de droit ou de déontologie judiciaire. Il s’adresse à chacun, car il concerne ces jugements, plus ou moins subtils, que nous formons en permanence, consciemment ou non. Kant disait : « Penser, c’est juger ». Et c’est en effet une définition très large de « juger » qu’adopte l’auteur, Claude Berger : elle englobe les jugements peut-être légitimes, voire nécessaires, aussi bien que les jugements arbitraires ; ceux qui résultent d’une démarche réfléchie aussi bien que ceux qui, au contraire, apparaissent hâtifs, approximatifs ou erronés ; ceux qui sont le fruit de l’erreur, mais également ceux qui relèvent d’un manque de bienveillance, d’une propension à la critique ou d’un regard réducteur porté sur les autres.

L’analyse se concentre toutefois sur ce que l’auteur appelle les « jugements négatifs » – les jugements que nous portons sur les autres avec l’intention plus ou moins avouée de condamner – par opposition à ceux qui sont « valides et légitimes » et dont les critères sont analysés dans le premier chapitre de l’ouvrage. Ces critères, très exigeants, mèneront le lecteur, au terme de l’analyse de « quelques jugements » (des expériences vécues de personnes qui ont bien voulu contribuer à cette étude), à douter de la possibilité même de porter sur les autres un jugement qui soit réellement « valide et légitime ».

Les jugements sont classifiés en différentes catégories, illustrée chacune par un exemple tiré de notre quotidien, allant du jugement simplement déplacé jusqu’à celui qui porte sur un fait condamnable à l’évidence (par exemple, untel proclame haut et fort ses opinions racistes depuis des années : il est raciste). Or, même dans ce dernier cas, l’auteur conteste la légitimité de notre jugement, car au moment où nous le formulons, « la personne est totalement assimilée à l’acte ». On se demande alors si ce n’est pas aller trop loin. Car n’est-il pas « légitime », lorsqu’une personne fait preuve de malhonnêteté de manière récurrente, de considérer qu’elle est simplement malhonnête ? Pourquoi ce glissement si subtil – et souvent inconscient – de l’acte à la personne suffit-il à rendre mon jugement illégitime ? Anticipant ce type d’interrogations, l’auteur développe son propos de manière extensive et plutôt convaincante, alliant textes littéraires, ouvrages de psychologie ou de psychanalyse, références philosophiques et religieuses, et anecdotes vécues. La pierre angulaire de l’analyse se trouve sans doute dans ce qui est désigné ici comme loi fondamentale de l’éthique. Cette loi énonce que « nul n’est autorisé à porter un jugement sur la personne de l’autre et que les actes seuls peuvent être jugés ».

Malgré cette analyse approfondie, le lecteur résiste encore ; il refuse de se laisser convaincre. C’est dans le troisième chapitre que les obstacles tombent, lorsque l’auteur part « à la recherche des causes » de ces jugements négatifs. La difficulté principale, si on le suit, tiendrait à notre manque de familiarité avec le domaine de l’éthique. Si nous avons en effet tendance à expliquer les jugements négatifs d’un point de vue strictement psychologique (que ce soit pour les condamner ou pour les justifier), lorsqu’il s’agit en revanche de jugements qui portent sur des faits condamnables à l’évidence, et qui ne devraient donc pas poser problème du point de vue d’un raisonnement habituel, c’est sur le plan de l’éthique qu’il convient de se placer. L’émotion qui provoque le jugement est dans ce cas une « émotion morale ». C’est ici la partie la plus innovante de l’ouvrage. L’auteur propose une démarche scientifique expérimentale, se basant notamment sur les concepts développés par Bahram Elahi, tels que le soi impérieux ou la structure de la conscience morale. Il en vient à la conclusion que l’origine commune aux jugements négatifs que l’on porte se trouve dans un noyau constitué par notre orgueil et égocentrisme « essentiels » qui, alliés à l’ignorance et la malveillance, unissent leur force pour faire de nous le centre du monde, avec la peur en prime.

Après les causes, on s’intéresse, logiquement, dans le quatrième chapitre, aux conséquences, nécessairement négatives, sur celui qui est jugé, mais aussi sur celui qui juge et même sur le « tiers » complice. L’impact considérable des jugements non exprimés n’est pas oublié (rappelons-nous ces situations où le regard d’une personne ou sa simple proximité, nous a fait nous sentir diminué, déprécié, voire rejeté).

Au terme de cette analyse, l’auteur nous encourage à « passer à l’action », car il ne saurait être question de s’en tenir à un simple constat négatif. À cette étape, l’intitulé de la collection dans laquelle est publié cet ouvrage – « Ethique au quotidien » – prend tout son sens : l’éthique devient une science expérimentale à mettre en oeuvre à chaque instant de notre vie quotidienne. Et c’est de fait à un véritable travail sur soi, systématique et rigoureux, que cet ouvrage invite. Que l’on se sente ou non de taille à s’aventurer dans l’expérience – qui risque d’être parfois désagréable, et de toute façon difficile –, on ressort de la lecture de l’ouvrage avec, au minimum, une conscience plus aiguë de ce que « juger » implique. Au-delà du cadre judiciaire, apparaissent des enjeux que l’on ne soupçonnait pas, qui ne peuvent être résolus par le biais de garanties procédurales et qui touchent à quelque chose d’essentiel en nous. Il devient alors difficile de rester sans réagir. C’est comme si cette lecture avait déclenché en nous quelque chose d’irréversible : il est des domaines où il n’est plus question de jouer, l’enjeu est trop important, la responsabilité trop grande – soyons sérieux.

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7 commentaires

  1. Wilhelm le 19 Avr 2015 à 5:44 1

    A propos de jugement j’en ai expérimenté longuement deux catégories :

    En premier lieu, pendant une large partie de ma vie, je jugeais les autres. Durement. Et injustement.

    Dans une seconde partie de ma vie, les autres m’ont jugé. Durement. Et injustement.

    Maintenant, je ne me soucie plus de mes jugements erronés et de ceux des autres qui le sont tout autant ; je me préoccupe désormais d’essayer d’agir, le mieux possible ; humblement ; et avec détermination.

    C’est déjà si difficile.

    Alors j’espère seulement ne pas être jugé mais regardé avec compassion par Celui dont le seul avis m’importe.

  2. juliette le 19 Avr 2015 à 10:05 2

    Le jugement négatif vient souvent du besoin de « hurler avec les loups ». On se trouve dans un groupe qui critique « à coeur joie » une personne, avec ou sans raison, qu’importe, et nous nous engouffrons avec délectation dans ce concerts de mauvaises pensées et de mauvaises paroles. Pourquoi ? Tout d’abord on laisse surgir de nous notre part terrestre la plus basse, ce soi impérieux issu de notre « ego », qui, si elle n’est pas éduquée avec sévérité et exigence envers soi même, en se souvenant en permanence du respect du droit des autres et de cette merveilleuse « règle d’or » qui consiste à ne pas faire et ne pas vouloir pour les autres ce que tu ne veux pas pour toi, donne de la voix et quand c’est parti, difficile de la faire taire. Ensuite, il y a en nous ce besoin de vouloir se mouler dans le groupe, lui appartenir, être comme eux, et je répète le mot, s’en délecter, en oubliant le mal que l’on fait aux autres et à soi même dans ces jugements négatifs à l’emporte pièce. Il suffit parfois d’un rien, et hop, on s’enflamme et la puanteur se dégage de notre bouche et de notre attitude. Gros travail, grosse exigence envers paroles et pensées, et réflexions à chaque instant des conséquences spirituelles graves pour les autres et surtout pour nous, des ces jugements négatifs.

  3. A. le 22 Avr 2015 à 5:53 3

    Ma mère tient régulièrement des propos pessimistes, elle voit tout le temps le verre à moitié vide et la vie en noir, et elle est tout le temps angoissée (notamment après avoir regardé la télévision). Souvent il m’arrive que je pense à elle comme une véritable pessimiste, comme on en connaît peu. Je commets donc trois erreurs : a) assimilation de la personne à ses actes ; b) je pose aussi un regarde pessimiste car je ne vois pas ses qualités – je devrais plutôt me concentrer sur ses qualités éminentes comme la bienveillance, la générosité etc… c) manque d’empathie car je ne tiens pas du compte de la situation qu’elle vit – veuve depuis 18 mois après avoir passé sa vie à servir la famille et mon père, traitée pour un cancer et loin de sa famille (elle habite dans un autre pays)

  4. adissam le 29 Avr 2015 à 7:28 4

    A propos du jugement et du regard que l’on porte sur une autre personne, une parole m’a marqué:

    « Qui sait celui qui est le plus proche de Dieu ? »

    J’ai réfléchi au sens de ces mots. Et depuis, ces mots me reviennent, comme un argument « réflexe » face à un jugement.

    1. mahaut le 30 Avr 2015 à 11:03 4.1

      Rebondir sur cette phrase m’apparaît « très juste ».

      Il y a des années, j’ai pu voir une peinture d’il y a plusieurs siècles, exécutée à la suite d’un songe sur l’autre monde.
      En fait, le rêveur s’était vu de « l’autre côté » en présence d’êtres morts pendant le cours de sa propre vie. Il avait eu l’étonnement de voir que les êtres puissants dans le monde matériel, ou des êtres pour qui il avait eu de considération, se retrouvaient parmi les « infâmes », voir dans des flammes figurant sur la toile. Il voyait alors et comprenait leur turpitude. Il découvrait par contre des êtres auxquels, il n’avait pas accordé attention, ou simplement même pas vus, dans une lumière de gloire.

      Cette toile m’a profondément marquée et je l’ai gardée présente dans mon champ de conscience. A partir de ce jour, j’ai considéré notre monde autrement avec la nécessité pour moi, d’avoir une totale empathie pour les êtres, la nature. J’ai prié Dieu qu’Il m’accorde de savoir reconnaître et d’aimer vraiment « ses chéris », de savoir les voir….

      Il n’y a pas de semaine et même, plusieurs fois par semaine, où je regarde mon milieu de vie ou les temps passés, et me demander qui est qui ? Nous sommes tous en devenir. Si nos actes ne sont pas bons, mais qui nous sommes vraiment ? peut-être un être de grande beauté, surement puisque que nous sommes une étincelle divine, alors que nous souffrons, suffoquons dans ce monde…..

      Je suis alors saisie d’une immense empathie pour les malheureux, prions qu’ils trouvent leur voie. Sinon, ce monde n’aurait pas de sens ! Quel mystère ! mon coeur bondit à la pensée d’un tel Créateur ! Qui serai-je vraiment pour juger les autres ?? Oui, rejoignons-le sans avoir accumulé de fardeau et « le temps maintenant est compté »…..

    2. mike le 06 Mai 2015 à 23:50 4.2

      c’est vrai il faudrait se la rappeler tout le temps parce qu’elle détermine vraiment notre comportement face aux autres; on sera sympa et très à l’écoute devant des gens qui semblent être aux premières loges et on ne regardera ou considérera pas la personne discrète qui pourtant a peut-être plus de valeur aux yeux de Dieu que l’autre qui est adulée par la masse.
      ce sont bien là aussi tous les problèmes des groupes qui pensent détenir la vérité et ne considèrent que les propos de leurs congénères alors que la vérité peut sortir de la bouche ou être le comportement correct de n’importe qu’elle passant dans la rue…

  5. mike le 04 Mai 2015 à 23:37 5

    j’aime bien ce terme d’égocentrisme malveillant; c’est l’état dans le que je me trouve dans les périodes un peu dépressives pendant les quelles j’oublie totalement l’omniprésence bienveillante de la Source; en fait on étouffe, on est recroqueviller sur soi et on analyse les choses de manière malveillante, envers soi même d’abord, auto dépréciation qui nous enfonce encore plus et nous empêche de voir les évènements positifs qui nous arrivent et de sentir la présence de Dieu dans notre vie et puis dépréciation des autres également que l’on juge à travers ces lunettes de déprime, morosité, qui nous empêche de nous ouvrir aux autres ou d’avoir de l’élan vital, spirituel, bienveillant, altruiste, parce que dans cet état d’esprit on se persuade que les autres sont à l’origine de nos malheurs alors que la source de ce malêtre est en nous.

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