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« Par un sombre ravin j’ai passé de la Vie à la Vie »

Par , le 25 Juin. 2012, dans la catégorie Lectures - Imprimer ce document Imprimer
Derniers fragments d'un long voyage, Christiane Singer

Christiane Singer, Derniers fragments d’un long voyage, Albin Michel, avril 2007

Derniers fragments d’un long voyage, de Christiane Singer, est un petit trésor de littérature et de sagesse, à mettre en toutes les mains. Cette grande dame a vécu avec dignité et lucidité les derniers mois de sa maladie, qu’elle savait fatale, et a souhaité en témoigner en écrivant chaque jour, jusqu’au bout, son journal intime, qui sera publié en avril 2007, quelques jours après son départ. « Par un sombre ravin j’ai passé de la Vie à la Vie », résume-t-elle.

Née en 1943, Christiane Singer a enseigné aux universités de Bâle puis Fribourg. Romancière et essayiste plusieurs fois primée, conférencière aussi, la dimension intérieure et spirituelle propre à chacun et l’éthique de soi sont au cœur de son œuvre. Par ses écrits et sa parole chaleureuse, elle a aidé nombre de personnes à s’accepter, découvrir leur vrai moi, se réconcilier avec la vie et le monde, vivre en couple, vieillir et mourir. Profondément croyante, de sensibilité chrétienne imprégnée de sagesse orientale, elle rejette tout dogmatisme et exclut le syncrétisme. Toute sa vie, jusqu’au dernier jour, elle a su partager, donner, transmettre ses émerveillements spirituels avec grâce et énergie : « Heureux qui comme moi a fait un terrifiant voyage, car il a reçu en présent de revenir des gouffres de la mort pour aimer et pour témoigner. »

« Tout nous invite à apprendre et à laisser derrière nous ; la mort ne nous enlèvera que ce que nous avons voulu posséder. […] J’ai une confiance immense dans le vieillissement, parce que je dois à cette acceptation de vieillir une ouverture qui est insoupçonnable quand on n’a pas l’audace d’y rentrer », avait-elle dit au cours d’une interview en 2001. Son amie Marie de Hennezel, psychologue spécialisée dans l’accompagnement des grands malades et des mourants, dira à son propos : « Je pense que les six derniers mois de sa vie ont été un vieillissement accéléré. Ce que d’autres vivent en vingt ans, elle l’a vécu en six mois. »

Pour répondre à ceux qui m’ont dit être gênés par une certaine tonalité new age dans ses propos, je mettrai en avant la sincérité et l’universalité de sa foi, bien ancrée dans les courants les plus authentiques. Fidèle à ses convictions, sincère et toujours généreuse, l’auteur aborde au fil de ces journées qu’elle a voulu nous faire partager des thèmes qui lui sont chers, mais qui prennent un autre relief dans ces moments exceptionnels : la souffrance, la gratitude, le comportement éthique, la vie, la mort, l’au-delà et l’Amour, la clé indispensable.

Souffrance et soumission

Elle n’occulte jamais la souffrance qui torture son corps malade — « Il y a des moments où l’âme empalée au corps agonise. Enfer de la souffrance » —, ni la tristesse qu’elle ressent à quitter ce monde et la vie qu’elle aime tant : « Aujourd’hui avec des larmes dans les yeux je demande à Dieu de me prévoir dans son programme sur Terre pour son œuvre de vie, de me garder. Mon âme se redresse et sourit. […] Et je vivrai ! Mon erreur, je crains, est de dire “la vie” mais de penser au fond de moi-même : “La vie que je connais déjà… !” Je pipe les dés. »

Cependant, toute son énergie est tournée vers une autre dimension qu’elle entrevoit et veut atteindre : « La souffrance physique. Ses abysses, impossible de se l’imaginer. Impossible. […] J’ai été battue à plate couture […] et pourtant je ressors entière et lumineuse » et « Un jour cette nuit sera traversée et tout apparaîtra comme un cauchemar rudimentaire zébré de grâce. »

Elle noie sa souffrance dans la gratitude, indispensable pour gagner la soumission : « D’une part, je perds en apparence mes forces vitales, comme une coulée lente et compatissante. De l’autre, je gagne les forces neuves de la non-résistance. » Et quand un médecin lui confirme la gravité de son état : « […] C’était pour moi un étrange soulagement. Je n’avais donc plus cette monstrueuse responsabilité de me maintenir en vie! » et plus loin : « Courage, courage, la fin approche : Le tout-début. »

Gratitude et optimisme

« Vous avez encore six mois au plus devant vous », lui dit son médecin, et le même jour elle écrira : « Je ne veux pas me prendre en pitié, j’ai été si richement dotée. Ma vie est pleine à ras bord », puis : « Un jour cette nuit sera traversée et tout apparaîtra comme un cauchemar rudimentaire zébré de grâce. »

L’auteur rend grâce pour la vie qu’elle a vécue, qu’elle vit encore, sa merveilleuse famille, ses amis, les rencontres qu’elle a faites, la beauté du monde et la richesse de la nature humaine. « Il n’y a qu’un crime c’est de désespérer du monde. Nous sommes appelés à renaître, à congédier en nous le vieillard amer » écrit-elle. Ou encore : « Comment aurais-je pu soupçonner que je puisse être encore si heureuse ? » et « Quelque chose en moi sent obstinément que le plus important est de louer jusqu’au bout, de célébrer jusqu’au bout. Tout en dépend. »

Vie et matérialité

Même si elle s’accroche encore parfois à la vie qu’elle a vécue, c’est sa foi dans un au-delà qui la libérera de son corps qui porte Christiane Singer : « Dans l’espace où j’évolue, vivre et mourir est la vie. J’opte pour le tout. Voilà. » Elle sait que la vie matérielle, dans un corps de souffrance, est indispensable au parcours spirituel. L’un ne va pas sans l’autre : « Il n’y a pas d’existence qu’il s’agirait de dépasser, un quotidien qu’il faudrait à tout prix surmonter. […] Toute démarche spirituelle est avant tout un bain de matière. Matière et prière sont Un » et elle voit la mort avec calme et lucidité : « Si je dois survivre de quelques mois […] je n’aurai pas vaincu la mort, je l’aurai totalement, amoureusement intégrée. »

Pratique éthique

Fidèle à ses principes, Christiane Singer reste jusqu’au bout préoccupée d’éthique et désireuse d’effacer tout ressentiment ou trouble qui subsisterait. « J’ai passé nombre d’heures ces derniers temps à “m’asseoir” dans les zones d’ombre de ma vie, dans les relations d’amitié ou d’amour dont le fruit était resté sec, et j’ai attendu sans esquive que ces “bleus” se résorbent dans les tissus de l’âme comme se résorbe la trace des coups reçus dans la chair. Je tente de ne surtout rien esquiver. Je m’accompagne partout où l’âme me mène. »

À la suite d’un petit différend, elle note : « Je suis touchée par la rapidité avec laquelle le retournement se fait quand je ne montre aucune animosité. » Ou s’agissant d’une infirmière : « Je la supporte très mal avec sa voix aigre et frustrée dès le matin et les jappements qui lui tiennent lieu de conversation. […] Je lui dis combien mon agacement permanent me ferme le cœur. Pourrait-elle peut-être m’aider ? » L’infirmière lui parle alors de sa fatigue et de son expérience difficile et enrichissante avec des enfants handicapés. « Je voulais entrouvrir tes grilles, et c’est toi qui ouvre grand les miennes. »

Elle rappelle aussi le récit de la fille d’Akiba, dans le Cantique des Cantiques, qui, le jour de ses noces, donne une place d’honneur à un mendiant. Ce geste la sauvera d’une mort écrite dans son destin : « Nehama a traité le mendiant avec les égards du roi. […] C’était le geste de folle humanité et de folle noblesse. Le geste qui fait basculer les mondes. »

Mort et au-delà

Christiane Singer, on l’a dit, voit la mort avec calme et lucidité : « Si je dois survivre de quelques mois […] je n’aurai pas vaincu la mort, je l’aurai totalement, amoureusement intégrée » et écrit au sujet de Noël : « Car voilà le secret des mondes que révèle Noël ! Même si l’homme doit mourir, la vie lui est donnée pour naître, pour naître et pour renaître… »

Elle vit pleinement ce qui est sa foi profonde — que la mort n’est qu’un passage — et veut en témoigner : « J’aimerais qu’on mette à la main de chacun au cimetière du village ce petit mot de remerciement : “Ne croyez pas que je sois morte, je m’en suis allée pleinement vivante d’une vie vers une autre”. »

Amour

Pour Christiane Singer, « L’amour est ce qui reste quand il ne reste plus rien » et il ne faut « jamais oublier d’aimer exagérément : c’est la seule bonne mesure. » Elle a passionnément communiqué cet amour de la vie, de la création, des créatures, qui lui révèlent l’amour du Créateur : « L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création. »

Son expérience de la souffrance et de la proximité de la mort lui font écrire : « J’ai la preuve que tout n’est qu’amour. Tout ce que je savais du bout des lèvres, aujourd’hui je suis en mesure de m’y noyer » ou encore : « Oui, je crois que la seule chose sensée à faire est d’aimer, de s’exercer jour et nuit à aimer de toutes les manières possibles. »


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7 commentaires

  1. Ilana le 28 Juin 2012 à 9:41 1

    Cet article m’a beaucoup touché. Justement, l’Amour. J’y réfléchissais ces temp-ci, en rapport aussi avec le fait de travailler sur soi pour diminuer le mécontentement, le jugement qu’on a sur les autres. Par différentes chemins, j’ai l’impressions que l’Amour était apporté à mon attention cette année; Le Banquet de Platon, la communication de Leili Anvar que l’on peut voir sur ce site; et d’autres petits indices dans ma vie quotidienne qui me poussent à travailler sur ce point.

    Quel courage, quelle fermeté malgré les revers irréversibles pour Christiane Singer. Je n’ai pas lu son livre, mais ne serait-ce que dans ce résumé, je suis profondément touchée et admirative.

    Je vois que par moments, avec l’aide de textes que je lis, de communications que j’entends, de la prière, il est possible avec un effort considérable de changer ma vision des choses, d’ouvrir mon coeur. Je l’ai sentie à mon niveau un tout petit peu. Mais puis, chlak! je retombe dans l’égoisme, les revendications, les raleries et les accusations. Puis, je me sens moche et basse. Et c’est comme si je devais tout recommencer.

    Peut-être est-ce là les épreuves? Quand on pense avancer, être un meilleur soi. On commence à être même un peu fière. Mais on n’y est pas encore. Peut-être est-ce des leçons d’humilité aussi. Peut-être ces leçons nous aident à trouver le vrai amour. Nous obligent à nous accrocher sans récompense. Ce qui m’a beaucoup aidé, et qui a été abordé par ailleurs par Bahram Elahi dans la dernière vidéo du site, c’est le fait que nous devons « agir » et que ces actions, minimes qu’elles soient, fassent la différence.

    Je veux être aimé par Lui. Je veux Lui être chère. Je peux commencer par devenir plus « aimable », en agissant de sorte à ce qu’Il puisse être satisfait de mon comportement, mes paroles, mes pensées. Devenir plus aimable. Christiane Singer évoque l’amour comme étant au coeur de toute la vie, de tous les rapports humains, de toutes nos actions, et que nous devons chercher cela dans chaque moment de la journée, de la vie. C’est là où je trouve une marche à suivre, qui est à ma portée, même si moi, je ne suis pas capable d’être aussi aimable et aimante qu’une autre, et qu’avec ma très bonne santé, l’absence de problèmes réels dans ma vie, je rechigne à être reconnaissante, à remercier Dieu, à vivre plus dans cette joie de la grace de pouvoir suivre ce chemin de lumière.

    Merci!

  2. charlie le 30 Juin 2012 à 20:03 2

    comment arriver à garder la foi dans les plus dures épreuves ? ou justement, n y a t il plus que cela qui compte ? je suis souvent en admiration devant la force qu’ont certains malades graves et au lieu de crier et de renier , au seuil de la mort, elle a su aimer jusqu’au bout. Belle leçon d humilité et de gratitude.

  3. Wilhelm le 01 Juil 2012 à 17:41 3

    Ce témoignage montrant une souffrance extrême me ramène à la dimension toute relative de mes propres épreuves et m’empêche de me lamenter sur moi-même.

    Aussi, la référence constante à l’Autre Monde dit combien cette période dans le monde matériel est éphémère et que la vraie vie est Là-haut.

  4. juliette le 04 Juil 2012 à 23:38 4

    Ce témoignage montre combien cette grande dame a intégré la notion de la véritable existence, celle qui est après la mort physique, comment elle c’est servi de sa maladie comme apprentissage de son voyage futur. Cela m’impressionne et me donne envie d’être plus vigilante dans ma vie de « bien être », de ne pas attendre les derniers moments pour se pencher et de se soucier de l’essentiel en nous que Dieu a crée et qui survit, l’âme, et le travail de mise en pratique assidue de tout ce qui la grandit ici sur terre.
    Et quand elle parle d’amour, cela réveille.
    Merci sincèrement pour ce témoignage.

  5. DD le 14 Juil 2012 à 21:55 5

    Je viens de lire cet article qui m’a positivement ébranlée. Je connais Christiane Singer par ses écrits qui témoignent toujours de sa grande foi, mais je n’avais pas encore lu son dernier livre .
    Naturellement, dans cette épreuve elle reste en cohérence totale avec son engagement de toute une vie et nous ne pouvons que nous souhaiter d’arriver un jour à cette étape de l’amour.
    Oui, son témoignage nous réveille car elle a les mots pour nous faire partager cet amour et nous sentons bien qu’il est le fruit d’une pratique de ses convictions.
    Ce que j’en retiens c’est qu’elle a toujours cherché à aider les autres, à les réconforter, à partager ce qu’elle avait de plus cher avec sincérité .
    Elle semble reliée en permanence à cette autre dimension qu’elle veut atteindre et, même si nous ne nous en sentons pas la force, nous sommes certainement capables, nous aussi , dans la mesure de nos capacités et de notre intention, dans notre vie de tous les jours, d’être relié dans nos actes et dans nos pensées .
    Je garde en mémoire son expérience avec l’infirmière . elle ressemble étrangement à bon nombre de situations dans lesquelles nous nous trouvons, si loin de la réalité de l’autre, en face de nous. Pas besoin de se retirer du monde pour mettre à l’épreuve notre amour spirituel mais c’est bien dans la confrontation aux autres qu’il nous est permis de le mesurer, de l’élever, de le développer.

  6. radegonde le 19 Juil 2012 à 22:31 6

    j’avais lu ce texte avant de subir une opération banale, mais très douloureuse..

    Je me suis rendue compte au réveil que je me débattais dans les violences faites à mon corps et que je n’arrivais pas à en émerger suffisement pour fixer ma pensée sur un bout de prière…
    je nageais dans cette matérialité douloureuse, et mon âme paraissait engloutie.. Il m’a fallu attendre des jours avant de pouvoir « exister » autrement…

    Il m’ a semblé alors que ce travail journalier de réflexion vers LUI permettait seul de retrouver le chemin vers Dieu, à mon niveau.. sinon, c’est l’oubli et la rencoeur…

  7. Wilhelm le 05 Sep 2012 à 18:17 7

    C’est cet Amour du Divin qui nous fait survivre

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