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Tombeau pour sainte Janie

Par , le 2 Mar. 2008, dans la catégorie Ressources , Ressources - Magazines - Imprimer ce document Imprimer
Malek Jan Nemati, La vie n'est pas courte mais le temps est compté

Parmi les élèves formés par Ostad Elahi, la plus brillante et la plus assidue fut sans doute sa soeur Malek Jân Ne’mati qui forma à son tour, nombre d’élèves à la pensée de son frère. Elle n’a pas seulement étudié et médité toute sa vie les enseignements d’Ostad Elahi. Selon son propre témoignage, elle les a systématiquement mis en pratique et expérimentés. Puis, revenant sur ces expériences, elle les a reformulées dans un langage simple et accessible duquel s’exhale une sincérité, un sens pratique et une profondeur caractéristiques. Cet article de La Voix du Luxembourg est un compte rendu d’un livre qui lui a été consacré et dans lequel quelques pages sont consacrées à la pensée d’Ostad Elahi.

La Voix du Luxembourg, 20 septembre 2007, « Tombeau pour Sainte Janie : les éditions Diane de Selliers publient une hagiographie de la figure spirituelle kurde : Malek Jân Ne’mati ».

Alors que la poudre des canons enténèbre l’horizon au Levant, il est opportun sans doute de relever les lumières qui de tous temps ont jailli en terres mahométanes. Parmi ces jaillissements : la vie, les écrits et les dits de Malek Jân Ne’mati, figure spirituelle kurde, à qui les éditions Diane de Selliers consacrent un livre en forme d’hagiographie. Cruel paradoxe ou ironie de la providence, les lumières de Malek Jân sont le fruit d’une intériorité sans recours, « sainte Janie » ayant été privée de vue dès son adolescence.

Malek Jân Ne’mati est un corps d’abord. Si frêle, si fragile. Un corps quasi minéral, atrophié par l’âge et de récurrentes maladies, un corps évanescent, comme en route déjà pour une résorption en ces sables persans dont il procède, comme si Malek Jân entérinait en sa chair ce postulat de Khalil Gilbran selon qui toute vie n’est qu’« un instant de repos dans le vent, livrée aux airs qui bientôt la sèmeront aux quatre vents ». Et au faîte de ce corps menu cet humble bonnet, la calotte chère au Kurdistan, et sous ce bonnet la blanche tunique des derviches, sur quoi courent deux interminables nattes poivre et sel : ainsi se présentait Malek Jân (« ange bien-aimé » – on la surnommait aussi « sainte Janie ») sur le seuil de sa misérable demeure, forte seulement de sa canne et de ce regard inverti, tourné vers ces tréfonds qui, délestés des apparences et de leurs chimères, était tout entier voué à la contemplation de l’Essentiel. Qui fut Malek Jân Ne’mati ? Figure majeur de la spiritualité kurde, « sainte Janie » a traversé le XXe siècle dans la méditation, l’enseignement spirituel et l’action caritative, dans un kurdistan iranien qui de toute éternité fut une terre de prédilection pour les sages et las anachorètes. Née en 1906, elle emboîta de bonne heure les pas de son père et de son frère Ostad Elahi, eux mêmes piliers de la tradition spirituelle kurde. Qu’a-t-elle enseigné ?

Contre toute forme d’égoïté

L’auteur du livre, Leili Anvar, maître de conférences en langue et littérature persanes à l’institut des Civilisations orientales de Paris, souligne que rassembler son œuvre tenait de la gageure, car son expression fut essentiellement orale. « Pour Malek Jân le procès spirituel était cheminement vers l’effacement de soi-même, vers l’annihilation de toute forme d’égoïté afin que, légère et transparente, l’âme puisse rejoindre l’océan de la divinité ». D’où la rareté des traces, voulue par une femme au service de verbe et rétive à une écriture qui l’assèche en la pétrifiant.

Janie a laissé une quarantaine de manuscrits cependant, écrits en langue kurde et persane, dans lesquels elle retrace ses expériences spirituelles ainsi que ses conversations intimes avec le divin. Parmi ces œuvres, quelques recueils de poèmes attestent son goût pour la poétique mystique, tandis que d’autres ouvrages compulsent ses conseils et ses recommandation aux femmes.

En ce lointain Iran qui la vit naître, la majorité de la population prête allégeance à un ordre très ancien, l’ordre des Ahl-e Haqq (« Les Fervents de Vérité »), qui a forgé non seulement les aspirations à la transcendance mais aussi la culture populaire en son acceptation la plus large. L’ordre fut fondé au XIIIe siècle, par Soltân Sahâk, personnalité charismatique approchée comme une manifestation de Dieu (théophanie), auteur d’une doctrine qui fédère les religions anciennes de l’Iran, l’Islam sous ses formes les plus ésotérique et quelques éléments propres à la culture kurde. Malek poussera plus loin le sens de l’ouverture, qui dira : « Moïse, Jésus et Mahomet tiennent leur mission de la même Source ».

Quant à la communauté Elahi, elle est considérée en Iran comme l’une des deux principales sectes soufies, périodiquement persécutées par les autorités islamiques contemporaines.

Très jeune, Malek Jân pratique l’ascétisme. « Dès l’enfance, selon le vœu de mon père, elle portait une robe et une calotte blanches, la tenue des derviches, de sortes que l’on ne savait pas si c’était une fille ou un garçon », témoigne Ostad Elahi, le frère vénéré. Or, il faut savoir que Malek Jân est éclose en des latitudes où une fille est considérée comme quantité négligeable, où sa naissance suscite des condoléances de la part des voisins, où il n’est pas rare, même, qu’une naissance féminine fût « étouffée dans l’œuf ».

Malek Jân devient aveugle à l’adolescence, mais se voue à sa quête mystique avec d’autant plus de ferveur. Dans le même temps « elle était disponible pour tous, prompte à aider les pauvres », rapporte Bahram Elahi, fils de ce dernier, élévé par Malek Jân et aujourd’hui chirurgien installé en France.

Une leçon d’amour

« Dieu m’a pris la vue, mais Il m’a ouvert la porte du Royaume des Cieux ». Cette ouverture vers les univers spirituels accrut le rayonnement de Janie : dans la continuité de la tradition familiale et à l’instar des maîtres spirituels du passé, elle accomplissait des prodiges et sa parole se réalisait, quand bien même elle considéra le surnaturel avec une certaine suspicion.

« Les univers spirituels étaient d’une telle richesse qu’après le départ de mon père, je fus désorientée. J’ai cherché sans cesse une direction qui me conduise à la Source et ce n’est que vers l’âge de trente ans que j’ai trouvé cet axe en la personne de mon frère Ostad Elahi. Tout ce que j’ai compris et transmis par la suite, ce sont ses enseignements et ses principes ».

Grâce à son frère, auquel elle était liée par un lien à la fois spirituel et affectif, Janie décida d’opter pour une démarche spirituelle plus rationnelle, davantage conforme, selon Ostad Elahi, à la nature de l’esprit, et qui repose sur la connaissance de soi et le discernement. Après qu’Ostad Elahi eut quitté ce monde en confiant à Jânie la responsabilité de son enseignement, celle-ci en développa les principes grâce au contact intérieur permanent qu’elle maintenait avec lui. Sa pensée visait une théorie de l’âme et des fins dernières fondée sur les principes quintessentiels des religions révélées et la revendication d’une inaliénable liberté de penser, dessein pour le moins audacieux en un pays dont les intellectuels progressistes s’opposaient à la spiritualité comme « ferment antirévolutionnaire » et où le milieu religieux était échaudé par cette démarche se déployant en dehors de tout cadre institutionnel.

Le livre de Leili Anvar est une édifiante invite à l’introspection, comme le souligne Diane de Selliers en son avant-propos. Il est « une leçon de courage », par une confrontation avec le monde dont témoigne l’inlassable engagement de cette femme auprès des plus démunis. Il est une « leçon d’amour » surtout, de cet amour qui lui seul permet de toucher aux rives de la compassion et, partant, de la foi.

La foi de Malek Jân Ne’mati était à l’image de cette canne qui une vie durant guida ses pas : si frêle elle aussi, mais inébranlable comme les tamarix qui percent les dunes du Kurdistan : « je suis entrée au seuil de la certitude », disait Malek Jan en ses ultimes saisons. « Je suis entrée dans une phase où je ne puis plus régresser ou avoir de doutes. Les voiles se lèvent les uns après les autres, bien qu’il faudra que j’y travaille jusqu’à mon dernier souffle ».

Gaston Carré

Malek Jân Ne’mati, par Leili Anvar aux éditions Diane de Selliers. 144 pages, 37 photos et 10 illustrations.


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1 commentaire

  1. Marie le 20 Nov 2008 à 15:01 1

    J’ai eu la chance de lire ce livre de Leili Anvar et c’est un livre merveilleux…
    J’en suis sortie comme allégée, régénérée… et pleine d’amour…
    L’auteur en parle tellement bien que l’on regrette de ne pas avoir connu cette merveilleuse sainte…

    Je dois dire aussi que c’est étonnant qu’une femme, à cette époque et surtout dans ce pays (plutôt misogyne!), ait eu autant d’autorité sur la population et surtout sur les hommes?

    Cela révèle un fort charisme et une admirable personnalité…

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