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L’Éthique pour tous

Par , le 5 Juin. 2016, dans la catégorie Lectures - Imprimer ce document Imprimer
L'Éthique des petits actes

Éric Camerlynck, L’Éthique des petits actes, L’Harmattan, coll. Éthique au quotidien, 2005.

Il y a un peu plus de dix ans paraissait, dans la collection « Éthique au quotidien », un essai qui n’a pas pris une ride et qui continue de nourrir tous ceux qui s’intéressent à la mise en œuvre concrète d’une éthique individuelle. Son titre est à lui seul un programme : « L’Éthique des petits actes », tel est le thème auquel s’est attelé Éric Camerlynck. Thème fondamental qui passe pourtant sous le radar des grands discours moraux qui ont préféré braquer le projecteur sur des figures héroïques exemplaires, des crises existentielles ou des moments de choix cornélien. Si, conformément à l’orientation donnée par Ostad Elahi à la « spiritualité naturelle », la pierre de touche de l’éthique doit être cherchée au contact des autres dans les situations les plus quotidiennes, à travers les actions parfois les plus infimes, c’est toute la perspective qui bascule. L’éthique fait l’objet d’une démocratisation radicale : elle devient, réellement, l’affaire de tous.

On trouvera ici un extrait de L’Éthique des petits actes.

La préoccupation éthique semble universellement partagée aujourd’hui ; le mot circule dans tous les domaines, et dans toutes les langues (« éthique » ramène environ 14 100 000 résultats en 0,31 secondes sur Google, et 10 fois plus en anglais). Pourtant, sur la couverture du livre d’Éric Camerlynck, L’Éthique des petits actes, c’est « petits actes » qui est écrit en gros caractères et en lettres capitales, et c’est cette expression inhabituelle qui a d’abord retenu mon attention. On considère souvent que l’éthique véritable – celle qui n’est pas un argument publicitaire mais émane d’une authentique démarche individuelle – est le fait de héros contemporains, de héros moraux marchant à rebours du courant général. Or, comme beaucoup d’autres personnes sans doute, je n’ai pas l’étoffe d’une héroïne et je ne me sens pas capable de « grands » actes. D’un autre côté, il serait scandaleux que la pratique de l’éthique soit réservée à une élite : si ce n’est pas là un mot vide, il faut bien que j’y aie accès d’une manière ou d’une autre. L’éthique doit me concerner dès maintenant, au même titre qu’elle concerne chaque individu dans sa globalité, et pas seulement dans son action en tant que citoyen d’un pays ou du monde, ou dans le cadre d’un engagement militant au service d’une « grande » cause. Le champ d’application de l’éthique doit concerner aussi – peut-être d’abord – la vie de tous les jours ; l’éthique doit prendre sens à travers les actes – même les plus ténus – qui tissent notre quotidien. C’est le point de vue développé par L’Éthique des petits actes.

L’ouvrage va cependant bien plus loin. En montrant comment ces actes peuvent devenir la matière première de la construction de notre soi, il fait de notre vie quotidienne un terrain d’investigation et d’expérimentation permanentes. Ce faisant, il donne une épaisseur et un sens nouveaux à notre vie tout entière, envisagée dans son intégralité, jusque dans ses aspects les plus ordinaires. « C’est comme si gisait à nos pieds une mine d’or » : à nous de la percevoir, d’abord, de l’exploiter ensuite. L’intérêt de la démarche, c’est que le point de départ de la réflexion est précisément le « petit acte », celui « que chacun d’entre nous peut accomplir pratiquement tous les jours ». C’est pourquoi, même si l’ouvrage est émaillé de références théoriques, l’approche reste constamment en prise avec la pratique, et s’avère directement compréhensible par tous.

L’idée est simple : nos journées sont peuplées d’une foule de petits actes, dont chacun potentiellement compte beaucoup, pour soi-même comme pour les autres, pour peu qu’on sache en percevoir l’importance et la portée. Un petit acte qui compte beaucoup, cela peut être un simple salut, un geste de convivialité, un mot juste lors d’une conversation, un moment d’écoute consacré à un autre. L’auteur développe trois exemples réels, recueillis à l’occasion de la préparation de l’ouvrage : une leçon d’hospitalité, l’exemple d’un petit travail aboutissant à une pensée positive, enfin l’exemple d’un petit geste – ici une simple lettre de soutien – déclencheur d’événements en chaîne touchant plusieurs personnes, à plusieurs niveaux. Dans chaque cas, l’auteur examine les raisons qui font dire qu’il s’agit là d’un petit acte ; puis en quoi cet acte compte, non seulement par ses effets immédiats, mais encore par les effets qui résultent de la manière dont nous l’accomplissons, et par ses répercussions à long terme. Une première lecture elle-même superficielle pourrait donner l’impression que ces exemples sont un peu surfaits, trop simples, et même un peu naïfs. On se dit que ça marche presque trop bien. Pourtant, dans chaque cas, nous avons affaire à des faits tangibles, incontestables, qui résonnent immédiatement avec notre expérience personnelle : dans tous ces exemples, il est clair qu’il s’est bien passé quelque chose ; il y a eu une prise de conscience, et un processus s’est enclenché, conduisant à une transformation en profondeur de la personne dans le sens d’une meilleure connaissance de soi et du développement d’une qualité éthique. Ce processus est parfois quasiment insensible – et l’analyse agit alors comme une sorte de loupe grossissante appliquée à des cas que nous serions spontanément conduits à tenir pour insignifiants –, mais l’enjeu est clair : il touche à ce que l’auteur appelle le « développement ou perfectionnement éthique personnel ».

Nous nous plaçons en somme au cœur de cette réflexion primordiale : « Quel est le sens éthique de ce que je fais tous les jours ? Comment pourrais-je agir différemment (mieux) ? ». Les expériences des autres, à l’image de celles qui sont rapportées dans ce livre, peuvent certes être transposées, mais c’est finalement à chacun d’inventer sa propre démarche. Toutefois, l’auteur précise bien que son propos présuppose une idée du Bien universel, « plus précisément, l’idée que, d’une part, pour chaque individu, il existerait des états de meilleur-être, où il réaliserait ce qu’il y a de meilleur en lui […] et ce serait là le critère de valeur du Bien ; et que d’autre part, cette valeur de Bien serait transposable d’un individu à l’autre, s’attachant à une réalité objective, organique qui se situe au cœur de notre humanité ». Cette hypothèse, l’auteur la qualifie lui-même « d’énorme » ; elle n’est pas strictement démontrable. Pourtant, elle ne heurte pas la logique, et pour celui qui s’intéresse à l’éthique, elle s’avère de surcroît très encourageante et incitative. Il y a quelque chose d’exaltant à se dire que l’expérimentation que l’on pourra mener sur ce terrain peut contribuer à apporter un peu de lumière sur notre nature profonde, en tant qu’individu et en tant qu’être humain. C’est un pari, et à coup sûr cela ne se fera pas en un jour. Mais toute visée de transformation de soi n’implique-t-elle pas une représentation virtuellement universelle de ce soi qu’on s’applique à transformer ?

Nous voici donc investis du rôle d’expérimentateur. Il nous est proposé de scruter les petits actes de notre quotidien avec le regard d’un chercheur scrupuleux, qui ne négligerait aucun détail. Les différentes étapes de la démarche sont regroupées dans un chapitre intitulé « En quoi les petits actes comptent-ils beaucoup ? ». Chaque point est développé et analysé, essentiellement à l’aide des exemples cités dans le premier chapitre, étayés par de multiples références puisant à diverses sources, littéraires aussi bien philosophiques (Hugo, Bergson, Aristote, Poincaré, Pierre Hadot…). Il s’agit d’abord d’évaluer, parmi les petits actes, ceux qui comptent le plus, pour bien mesurer leur effet. Celui-ci s’évalue à l’aune du Bien qu’ils produisent, et sur trois plans : d’abord, il faut envisager le Bien produit pour celui qui est le récepteur de l’acte (bienfait, prise de conscience féconde, incitation à l’action, gratitude) ; ensuite et plus largement, pour la société en général (le véritable mouvement d’éthique personnel a toujours un impact social, dans le sens de la solidarité, de la justice et de l’ouverture) ; enfin, il y a le Bien produit pour celui qui accomplit l’acte. Ce dernier point est essentiel ; il concerne l’effet en retour de l’action sur l’agent. « Lorsque j’accomplis certains actes spécifiques, je me transforme dans un certain sens ». De sorte que « je ne suis pas autre chose que le résultat de mes propres actes ». Cette affirmation est un peu écrasante (quelle responsabilité, en effet !), mais elle est également porteuse d’espoir (tout est possible). Elle assoit en tout cas définitivement l’importance de chacun de nos actes. Ici encore, quelques exemples simples s’avèrent particulièrement éclairants pour comprendre les effets en retour sur l’agent : le petit acte est source de plaisir éthique, le petit acte éclaire, le petit acte fait mûrir, etc.

Une fois engagé le processus de réflexion, vient l’étape de la pratique proprement dite. Il faut passer à l’acte. Mais avant de se lancer, il convient d’examiner les conditions d’accomplissement qui feront qu’un acte, même petit, peut effectivement compter beaucoup. L’auteur mobilise ici une série d’images et d’analogies empruntées à la mécanique et à la physique. Sans être très familiarisée avec ces disciplines, j’en ai retenu essentiellement deux points : 1° Il est essentiel d’avoir une intention juste. 2° Tout cela ne va pas être facile ! Car les facteurs de résistance à l’accomplissement des bons actes sont nombreux et subtils, qu’ils viennent de nos propres défauts de caractère ou de la difficulté qu’il y a à entretenir la nécessaire motivation. L’intention est ici un facteur clé, car l’hypothèse de l’ouvrage est que « plus l’intention est juste, plus la valeur de l’acte sera grande », l’intention étant juste « lorsque l’acte est accompli dans le but d’agir en bien, d’accomplir son devoir d’être humain, sans attendre de retour particulier ». L’intention se travaille, bien entendu. À ce propos et pour évaluer son intention, deux petits tests sont proposés, très faciles à réaliser : lorsque j’ai fait quelque chose qui me semble être un bon acte, est-ce que j’ai envie que, d’une manière ou une autre, cela se sache ? (Test de la discrétion) Si, au lieu d’un remerciement escompté, j’obtiens l’indifférence ou même une réaction négative, est-ce que je me vexe ? (Test du détachement). Plusieurs cas de figure sont cités et analysés, permettant de pousser plus avant la réflexion sur la notion d’intention. C’est là une notion qu’il est crucial de bien comprendre, car la qualité de notre intention devra être constamment réévaluée et réajustée au fil de l’expérience.

L’ouvrage se termine en toute logique par l’esquisse de quelques pistes de pratique des petits actes. Il n’y a pas en la matière de recette toute faite, bien entendu, mais cela n’empêche pas l’auteur de faire quelques suggestions très précises concernant les axes de travail et la méthode. Car il est nécessaire de « structurer une démarche systématique, c’est-à-dire consciente, explicite, qui vise à la réalisation d’un certain nombre d’actes précis et réfléchis, selon un ordre déterminé et en vue d’un objectif bien défini. »

Autant dire que la démarche est extrêmement exigeante – d’ailleurs, le dernier conseil donné est : « Être très patient » ! C’est que l’enjeu est lui aussi extrêmement important, et même vital : il s’agit rien moins que de « contribuer de manière active et profonde au développement de notre propre humanité », autrement dit de s’occuper de la « santé de son âme », pour reprendre une notion héritée entre autres de la sagesse grecque.

Pour qui se préoccupe de mettre plus d’éthique dans sa vie de tous les jours, L’Éthique des petits actes propose une démarche claire et concrète permettant de mettre au point une méthode adaptée aux besoins et aux aspirations de chacun. À qui serait tenté de mettre en doute certaines des hypothèses formulées dans l’ouvrage – par exemple, que l’éthique se construit et qu’il est possible de se changer soi-même de façon incrémentielle, par accumulation de petits actes, ou encore que l’intention d’un travail éthique sur soi-même implique nécessairement une ouverture sur l’autre et que « dans l’intention juste, souci de soi et souci de l’autre ne sont plus opposés, mais se rejoignent » –, on pourrait répondre : « Allez-y, essayez pour vous-même et voyez le résultat ! » En effet, nous n’avons rien à perdre à essayer, nous avons même tout à y gagner. C’est la conviction intime de l’auteur : c’est par la pratique des petits actes que nous pourrons développer en nous une sensibilité morale et un véritable goût pour l’éthique – pour la beauté de l’éthique.

À (re)découvrir :

Cherche action désintéressée

Faire le bien, on le sait, ce n’est pas seulement apporter aux autres une aide, un soutien ou un réconfort. C’est le faire aussi et surtout dans une intention aussi désintéressée que possible, en s’efforçant de mettre momentanément entre parenthèses ses intérêts égoïstes. [lire la suite]

Ces petites choses qui changent tout

Dans son livre portant sur l’estime de soi, Christophe André cite un certain nombre d’études de psychologie sociale montrant que nous nous sentons pour la plupart légèrement supérieurs à la moyenne, quel que soit le domaine considéré. [lire la suite]


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6 commentaires

  1. igloo le 07 Juin 2016 à 8:15 1

    Très bonne recension, motivante qui donne envie de lire le livre.

    1. A. le 16 Juin 2016 à 5:39 1.1

      Absolument d’accord que cet article donne envie de (re)lire le livre et de l’utiliser pour préparer une pratique pour cet été.

  2. juliette le 07 Juin 2016 à 22:28 2

    Comme c’est rassurant et réconfortant de se dire que nos petits actes peuvent avoir une grande portée et aussi nous rendre plus humain ! ce qui fait que je me sens plus vigilante, plus motivée et beaucoup plus à l’écoute de mon moi et de mes réactions aux situations. Merci pour ce bel article que je vais relire souvent pour me booster !

  3. Gab le 12 Juin 2016 à 1:01 3

    Un grand merci pour cet article très motivant et qui donne envie d’étudier cet ouvrage pour profiter au maximum des occasions qui nous sont données pour réaliser ces « petits » actes qui comptent beaucoup

  4. aL06 le 19 Juin 2016 à 8:49 4

    J’ai redécouvert ce livre par l’article et je tiens à en remercier l’auteur .
    Ces petits actes qui ont un impact sur ceux qui les reçoivent, la société, et notre substance, notre humanité en maturation…
    « La vie materielle est une vraie mine d’or spirituel pour qui sait l’exploiter » : cet or spirituel est fait de nos Petits Actes sincères et non mercantiles…
    Des petits pas à faire pour une grande cause : notre perfectionnement humain.

  5. orp le 27 Juin 2016 à 0:47 5

    « Les petits actes »
    J’ai souvent l’impression en regardant ma journée, que dans la routine, je n’ai pas le temps de réaliser beaucoup d’actes éthiques. Je fais les choses machinalement.
    Mais c’est effectivement en donnant de l’importance à ces situations qui paraissent insignifiantes , qu’on accomplit des actes « éthiques » de valeur.

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