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En quête d’un esprit

Par , le 2 Mar. 2008, dans la catégorie Ressources , Ressources - Magazines - Imprimer ce document Imprimer
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Article publié dans le Minotaure, n°1, printemps 2003.

Le philosophe Elie During se penche dans cet article sur les usages foisonnants du terme « spirituel » dans les pratiques et les discours contemporains. Après avoir proposé une définition minimale de la spiritualité qu’il associe à l’idée de perfection du soi, il met en évidence l’originalité de l’approche que Bahram Elahi décrit comme celle de la « spiritualité naturelle », en insistant sur sa dimension pragmatique et sur ses principaux outils.

Le religieux début-de-siècle a des allures de cour des miracles. Recyclage postmoderne des gnoses anciennes et de l’ésoterisme New Age, du paganisme et du développement personnel – quoi de neuf docteur ? Dans ce paysage lassant, une exception dessine peut-être un avenir moins prévisible : la « spiritualité naturelle ». Un nouveau langage, quelques idées fortes, toute une conception de la recherche. Et si la spiritualité devenait une science ?

La « spiritualité naturelle » ? Ne vous attendez pas à une nouvelle forme de mysticisme écologique : c’est un programme de recherche, une tentative de redéfinition radicale du projet même de la spiritualité, de sa finalité et de ses moyens. Bahram Elahi s’y emploie depuis plusieurs années dans le sillage de la pensée de son père, Ostad Elahi, dont on commence à découvrir qu’il ne fut pas seulement un musicien virtuose, mais un sage accompli, et l’une des grandes figures spirituelles du siècle. C’est dans le cadre d’un cycle de conférences à la Sorbonne que Bahram Elahi a choisi de développer son approche « objective » des questions éthiques et spirituelles. Il mobilise à cet effet une méthode et un mode de conceptualisation scientifique hérités de son métier de chirurgien. Les schémas du développement cellulaire ou de l’immunologie lui permettent, par exemple, de ressaisir le développement du soi et d’en tirer des conséquences singulières. Dans son dernier ouvrage, La Voie de la perfection, il retravaille la « topique » freudienne (ça-moi-surmoi) pour faire droit à une instance qui serait le réservoir d’une forme de pulsion spirituelle : le « surça »… Une série d’études rassemblées sous le titre Fondements de la spiritualité naturelle (3 volumes) exposent en détail les présupposés théoriques et pratiques de cette entreprise. Preuve qu’il est encore possible de parler de « ces choses-là » sans tomber dans l’archéologie livresque ou la niaiserie simpliste.

Mais qu’entend-on au juste lorsqu’il est question, aujourd’hui, de « spiritualité » ? Tout : retraite monastique, atelier yoga, stoïcisme antique, bouddhisme tibétain, mystique chrétienne, kabbale, soufisme, icônes byzantines, peinture monochrome, astrologie, rebirth, magie blanche, chant grégorien, tarot, ère du Verseau, voie du samouraï, spiritisme, Tao, alchimie, première gorgée de bière, voyage astral… L’Esprit, c’est bien connu, souffle où il veut. Mais il faut savoir de quoi on parle. Ce n’est pas parce qu’un terme sert à en éviter d’autres (« religion », par exemple) qu’il faut renoncer à le définir. Et puisqu’il est question de mots, il faut aller voir dans les livres. Le problème, pourtant, se pose à nouveau. Au rayon « spiritualité » de votre libraire, vous trouverez à peu près tout, de la spiritualité érudite au guide de vie pratique : classiques du mysticisme et spiritualité traditionnelle (collection « Points-Sagesse »), spiritualité romanesque et ethnographique (Castaneda), spiritualité confessionnelle (ordre des dominicains), ésotérique (Gurdjieff), autodidacte (Aldous Huxley), philosophique (zen), psychologique (développement personnel), sensationaliste (ectoplasmes et miracles), sentimentale (livres d’heures New Age)…

On a parlé du « supermarché des croyances » pour désigner ce joyeux éclectisme ou dénoncer les dérives sectaires. Mais cela ne nous dit toujours pas en quoi lesdites croyances relèvent du spirituel, car on peut aussi bien croire aux soucoupes volantes ou à l’aspirine, et tout le monde accordera qu’il ne s’agit pas de spiritualité. La croyance, du reste, n’est peut-être pas le problème. Nos philosophes populaires n’hésitent pas à revendiquer une spiritualité non-dogmatique, agnostique, voire athée, qui se définit simplement à travers quelques grandes expériences humaines où s’éprouve concrètement la présence de l’absolu – autrement dit, si l’on en croit les auteurs de La Sagesse des modernes, une dimension de plénitude ou d’éternité qui donne son « sens » (Luc) ou du « sens » (André) à la vie. Chacun y mettra ce qu’il veut, ou ce qu’il peut. Pour cela, nul besoin d’Eglise, ni même de religion.

De fait, tout se passe aujourd’hui comme si la notion de spiritualité servait de point de ralliement, moins pour ce qu’elle inclut (toute la richesse des croyances, des pratiques et des expériences liées au « spirituel ») que pour ce qu’elle permet d’exclure. La spiritualité, ce serait ce qui reste de la religion une fois qu’on l’a débarrassée du dogme, du rituel, de l’institution, et de Dieu lui-même. La spiritualité contemporaine commence par faire le tri : le sacré sans les sacrements, la passion du Christ sans la résurrection, le bouddhisme sans la réincarnation ni le karma, etc. Que reste-t-il ? L’essentiel ? Le « religieux » sous la religion ? Avec un peu de chance, quelques moments intenses de « connexion » (avec autrui, la nature, le Tout…) : dans le meilleur des cas, une hygiène de vie.

Il y a deux siècles, le Dictionnaire de l’Académie définissait la spiritualité comme ce « qui regarde la nature de l’âme, la vie intérieure ». Si vous ne croyez plus à l’âme ou si le mot vous fait peur, il vous reste donc la « vie intérieure ». Mais la psychanalyse, par exemple, n’a jamais compté comme une spiritualité. On peut le comprendre en suivant Pierre Hadot, l’auteur de Exercices spirituels et philosophie antique : la spiritualité n’est pas séparable du projet d’une transformation de soi, mais elle ne se confond pas avec n’importe quel projet éthique, ni avec le « souci de soi » dont parlait Foucault, et qui n’est souvent en pratique qu’une « nouvelle version du dandysme ». L’usage utile du terme « spiritualité » est celui qui permet d’identifier « des pratiques destinées à transformer le moi et à lui faire atteindre un niveau supérieur et une perspective universelle » (p.380). Pas de spiritualité sans « perfectionnisme », sans recherche d’un état ou d’un niveau supérieur du moi. Autrement dit : pas de spiritualité sans conception du perfectionnement de soi, et donc, pour commencer, sans conception du soi lui-même.

C’est de là qu’il faut partir, et cela permet déjà d’éliminer un bon nombre de candidats au titre. Concernant la psychanalyse et l’approche thérapeutique qu’elle propose, le problème est simple. Bahram Elahi le pose à peu près ainsi : ouvrez un manuel de psychologie, et considérez les modèles de la psychè humaine qui vous sont proposés. Essayez-les, testez-les, voyez jusqu’où ils vous mènent. Au besoin, modifiez-les, complétez-les. Voyez par exemple s’il ne serait pas plus efficace de reconnaître, à côté du ça comme instance impérieuse des pulsions libidinales (le « soi impérieux », comme dit Bahram Elahi), une instance d’origine transcendante (un « surça ») qui rendrait compte de certains complexes affectifs ou de certaines pathologies de la vie spirituelle (allergie au religieux, fanatisme, etc.) autrement que par le mécanisme de « projection » de la figure du Père. Et aussi, demandez-vous ce qui vous manque pour donner un sens pratique à l’idée d’un état plus parfait du soi.

Restent les autres prétendants. D’un côté, les approches techniques, qui ne s’accompagnent d’aucune conception cohérente du soi (la spiritualité comme thérapie de substitution, divertissement de foire ou démonstration de pouvoirs, avec toutes les dérives qu’on imagine). De l’autre, les approches savantes ou spéculatives, qui placent la barre si haut qu’elles s’arrangent pour ne jamais avoir à tenter le saut : c’est l’ésotérisme ou la spiritualité des philosophes qui, à force de définir la vérité au-delà de tout savoir, à force de se méfier de tout ce qui pourrait ressembler à une réalité substantielle ou à une discipline psychique, finissent par se satisfaire d’un exercice purement verbal.

En publiant il y a sept ans le premier volume des Fondements de la spiritualité naturelle, Bahram Elahi proposait quelques critères rationnels permettant de définir une spiritualité qui ne se réduise pas à une énième « vision du monde » ni à une simple source d’inspiration pour l’éthique. Une spiritualité qui se distingue à la fois des approches techniques (méditation, recherche d’états altérés de la conscience, etc.) et de la spéculation philosophique (métaphysique, gnose érudite) : une spiritualité qui ne limite pas son projet au cadre d’une confession particulière, et qui soit capable d’expliciter ses principes et ses procédés à partir d’une représentation cohérente et rationnelle du soi.

Mais d’abord, qu’y a-t-il ici de spécialement naturel ?

L’idée est simple. On a généralement tenté d’accorder à toute force la pratique spirituelle avec des dogmes ou des principes métaphysiques plus ou moins bien compris, en se fondant sur les cas les plus extrêmes et les plus spectaculaires de l’expérience mystique : il faut inverser cette tendance, retailler des concepts et fabriquer des modèles à la mesure des expériences les plus quotidiennes et les plus naturelles, qui sont l’affaire de tous. Ne pas se régler, par exemple, sur l’expérience-limite de l’abandon ou de l’anéantissement pour produire une théologie du « pur amour », mais se demander plutôt quels mécanismes font que nous sommes froissés et parfois humiliés lorsque notre sollicitude se heurte à l’ingratitude d’autrui, quelles facultés entrent en jeu dans le sentiment de jalousie ou au moment où nous cédons à l’irrépressible désir de médire d’un collègue, etc.

Quoi ? Une version seulement un peu plus subtile de l’ancienne morale, avec ses examens de conscience et sa ribambelle de défauts (égoïsme, vanité, gourmandise, etc.) ? Ce ne serait déjà pas si mal, mais ce n’est pas le propos. Dans chacune de ces situations, et dans d’autres plus dramatiques, quelque chose en nous se sédimente et nous transforme, comme dans un processus organique. Nous prenons le pli (médisance) : nous en faisons littéralement une maladie (jalousie). Ou au contraire, en opposant un désir à un autre, en affermissant notre volonté ou en insérant simplement un peu de raison dans tout le processus, nous parvenons à défaire un noeud psychique ou à recourber une tendance dans l’autre sens. Ce sont des devenirs imperceptibles et pourtant bien réels. Ils touchent à notre substance.

Qu’y a-t-il de spirituel dans tout cela ?

Ouvrez n’importe lequel de ces livres. Vous y trouverez d’abord toutes sortes de notions scientifiques : gamètes terrestres et célestes, gravitation causale et métacausale, échanges énergétiques, diététique, équilibres fonctionnels, système immunitaire, régulation osmotique, etc. Les amateurs de littérature ésotérique y perdent leur latin, tout comme les habitués du Nouvel Âge. Car ce ne sont pas là des extrapolations sauvages, mais des analogies rigoureuses et pragmatiques : des cartes, des modèles, des schèmes d’action, des outils. Mais ce n’est pas tout. Il y est aussi question, plus classiquement, plus métaphysiquement, de l’âme et de sa survie à la mort biologique, des mondes spirituels, et bien entendu du divin et de ses manifestations. On dira que c’est de l’histoire ancienne, habillée sous un nouveau vocable. Et ce n’est pourtant pas de la théologie, puisque ce qui compte est moins d’y croire (point de vue doctrinal, réalisme dogmatique) que de savoir ce qu’on peut en faire (point de vue pragmatique, réalisme prospectif).

Il faut donc tenir tout cela à la fois : l’éthique appliquée, les modèles scientifiques, la philosophie et la métaphysique. Et surtout ne pas y chercher des « révélations » sur l’invisible. Le discours spirituel, comme le discours religieux, n’est pas un simple transfert d’information. Bruno Latour l’explique bien dans un livre passé inaperçu (Jubiler – les tourments de la parole religieuse) : il ne suffit pas d’activer un hyper-lien mental (« double clic ») pour se transporter d’un coup au-delà du monde « matériel », dans un ordre de réalités subtiles auquel il ne resterait plus qu’à croire (ou ne pas croire) sans « preuves ». Le discours spirituel ne fait pas concurrence au discours de la science : il ne se réduit pas non plus à un tissu de symboles qui donnent sens à la vie (lecture métaphorique). Il faut l’entendre littéralement, selon une logique de transformation concrète. En matière spirituelle il faut être rigoureusement constructiviste, c’est-à-dire réaliste. Alors la question critique qui alimente tous les soupçons anti-religieux, « Est-ce que c’est réel ou est-ce que c’est fabriqué ? », ne se pose plus. La vraie question est plutôt : « Est-ce bien ou mal fabriqué ? Jusqu’où peut-on aller avec ça ? ».

D’où l’idée d’une spiritualité qui ne serait ni « surnaturelle » ni « artificielle », qui serait en somme adaptée à la nature profonde de l’homme et aux conditions de sa vie sociale, sans se confondre purement et simplement avec l’éthique. Bahram Elahi fait l’hypothèse que les mécanismes qui gouvernent l’esprit humain s’expriment à travers des enchaînements réguliers de causes et d’effets qui définissent une nature spirituelle avec ses besoins propres, ses lois de transformation et de développement. Cette nature excède la bulle étroite où se cantonne la psychologie, elle s’inscrit en particulier dans toute une écologie spirituelle et même toute une cosmogonie. Mais elle ne nous renvoie pas pour autant à l’image d’une âme éthérée qui doublerait vaguement le corps : si nous avons (si nous sommes) une âme, elle est semblable à un organisme. C’est bien pourquoi il faut se soucier concrètement de sa santé, de sa nutrition, de sa croissance, durant le temps de notre vie biologique. La spiritualité n’a pas d’autre objet : elle vise la maturation complète de cet organisme « psycho-spirituel ». Elle a longtemps été considérée comme un art, et elle a eu ses génies : elle doit devenir à présent une science – une médecine de l’âme.

Voilà un nouveau style d’enquête, à la fois théorique et expérimentale. Son objet : l’étude du soi et des conditions de sa transformation organique, de son perfectionnement spirituel. Son laboratoire : la vie en société. Son but : sortir de sa bulle. Car l’âme n’est pas prisonnière du corps : elle serait plutôt comme un foetus en développement, provisoirement plongée dans la matrice-bulle de l’environnement social, traversée par les flux les plus divers, exerçant comme elle peut son pouvoir de sélection pour réussir une croissance équilibrée.

Il est question de « médecine de l’âme » et il faut le prendre à la lettre, c’est-à-dire en pratique : comment repérer un symptôme ? comment faire la différence entre un déséquilibre fonctionnel du caractère et une véritable maladie spirituelle ? quels remèdes retenir ? Et aussi : quelle est la signification opératoire de l’intention dans nos actions ? quel est le poids, l’adhérence et l’effet des pensées que nous entretenons (une des thèses de Bahram Elahi est que le « champ perceptionnel » défini par le flux de nos pensées fait corps avec l’organisme spirituel, comme le sang circule à travers l’ensemble du corps physique et l’alimente) ? Au-delà du « t’y crois, j’y crois pas » (ou du « j’y crois, t’y crois pas »), il s’agit de fabriquer ses outils,…et de ne pas se rater.

E. During


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2 commentaires

  1. marion le 17 Oct 2008 à 15:42 1

    Ce qui me plait dans l’idée d’une spiritualité naturelle, c’est que l’on sort d’une spiritualité « communautaire » pour entrer dans une notion de spiritualité « individuelle ». Chacun va ainsi prendre conscience qu’il est responsable de lui même et des effets de ses actes. Ces effets le rendrons soit plus heureux, s’il agit bien, soit plus malheureux au contraire. Cela nous mêne automatiquement au sens de cette célèbre phrase longtemps restée obscure : « connais toi toi même ». Mes actes ont des résonnaces négatives et positives, comme c’est moi qui agis, je dois donc me connaître pour tenter de faire moins pire et même de faire mieux. C’est assez réjouissant !

  2. Camille le 03 Nov 2008 à 16:19 2

    Merci pour cet article documenté et rigoureux et bien agréable à lire de surcroît. Si j’avais besoin d’être convaincue de la pertinence de cette « enquête à la fois théorique et expérimentale » et de la démarche rationnelle et pragmatique proposée, nul doute que ce texte y contribuerait largement ^^. Maintenant, … yaka !

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