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Descartes et Ostad Elahi – philosophie, science spirituelle et médecine de l’âme

Par , le 10 Juin. 2008, dans la catégorie Ressources , Ressources - Articles - Imprimer ce document Imprimer
Descartes

Par Elie During, dans L’Esprit Cartésien (XXVIe Congrès de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française), t. II, Paris, Vrin, 2000, p. 538-542

Dans ce texte qui résume une intervention au XXVIe Congrès de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française qui commémorait le quatrième centenaire de la naissance de Descartes, le philosophe Elie During esquisse une comparaison entre la pensée de l’auteur des Méditations métaphysiques et celle d’Ostad Elahi. Il insiste notamment sur la communauté d’esprit que manifeste leur approche de quelques notions fondamentales (l’âme, l’éthique), en précisant au passage ce qu’il faut entendre par une « médecine de l’âme ».

Introduction

Un enjeu métaphysique parcourt et justifie le rapprochement un peu étonnant de ces deux penseurs dont le quadricentenaire, pour l’un, et le centenaire, pour l’autre, auront à une année près coïncidé. Pour le dire d’un mot : on ne peut pas dissocier ce qu’Ostad Elahi appelle la spiritualité et l’éthique « naturelles » d’une conception positive des entités métaphysiques, autrement dit d’une forme de réalisme spirituel dont Descartes, précisément, a été historiquement tenu pour le principal responsable. Mais c’est à la condition, comme on verra, qu’on soit prêt à reconstruire notre concept du réel, et, pour commencer, de la chose (res).

Mais d’abord qu’y a-t-il de commun entre ces deux hommes que trois siècles séparent ? Évidemment, ils sont tous deux philosophes. Mais ils sont aussi tous deux plus que cela : Descartes était un mathématicien et un scientifique de premier ordre, Ostad Elahi était un magistrat, un musicien et un mystique exceptionnel. Ce que je retiendrai ici, c’est la dimension philosophique de deux figures qui s’inscrivent malgré tout dans des traditions très différentes. (Platon, Aristote, Plotin d’une part, Avicenne, Sohravardi et Molla Sadra d’autre part, constituent les références philosophiques implicites d’Ostad Elahi. Et son système, à tout prendre, est beaucoup plus proche, et parfois de façon assez étonnante, de celui de Leibniz que de celui de Descartes).

Il faut donc commencer par avouer qu’au sens strict, Ostad Elahi n’est pas un cartésien. Du cartésianisme comme doctrine ou mouvance philosophique, on ne voit aucune trace chez lui. Mais si l’on parle à présent, et c’est bien le thème de ce congrès, de « l’esprit cartésien », alors il n’est pas tout à fait gratuit de rapprocher Descartes et Ostad Elahi, parce qu’il y a bien quelque chose de cet esprit, de ce style cartésien chez Ostad Elahi. La formule est facile : Ostad Elahi, est cartésien sans être un cartésien.

L’analogie des systèmes, donc, ne porte pas tant sur des points de doctrines spécifiques que sur une certaine orientation philosophique, c’est-à-dire sur une communauté d’intérêts. Il s’agira de cerner une certaine affinité entre deux esprits philosophiques qui se retrouvent tous deux dans le « projet d’une science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection » – Descartes avait un moment considéré cette formule pour le titre du livre finalement appelé Méditations Métaphysiques. Mais quand il est question de la nature de l’homme et de son perfectionnement, c’est essentiellement à l’âme que nous avons à faire, à l’âme en elle-même et à l’âme dans le corps. C’est donc là que doit porter l’examen si l’on ne veut pas se contenter de généralités. C’est là aussi que les différences apparaissent, et du même coup l’affinité des esprits, qui est comme une zone de voisinage ou de recouvrement entre deux singularités.

L’âme

Ostad Elahi ne pose pas du tout la question de la vie, c’est-à-dire de l’animation d’un corps qui aurait la vie en puissance. Cette question en effet est résolue d’avance, et cette résolution a pour nom âme « basharique » (de bashar, c’est-à-dire l’homme comme espèce). Le corps est animé par définition. C’est une notion primitive, que le sens commun reconnaît bien. Le corps, c’est l’enveloppe matérielle animée par une âme animal-humaine qui en fait un vivant. Le vrai problème dès lors, c’est de savoir ce que devient l’âme angélique, celle qui selon la tradition émane du souffle divin, quand elle se trouve unie au corps. Le « trialisme » (un corps et deux âmes) d’Ostad Elahi élimine donc encore plus clairement que chez Descartes la question de la communication des substances, puisque tout se joue en fait dans l’association de deux âmes de nature également spirituelle.

Les vrais problèmes ne commencent qu’une fois reconnue l’union, sous l’hypothèse de l’union. Il ne s’agit plus alors de savoir comment est possible la communication de substances que tout semble séparer, mais plutôt de comprendre comment les termes eux-mêmes se trouvent modifiés dans la relation, selon une logique des échanges qui est au principe même de toute vie éthique et de toute vie spirituelle. La tâche d’une théorie de l’âme consiste ainsi à élucider le jeu d’interactions, le « mélange » qui se fait dans un espace spirituel où des événements, des devenirs, des processus peuvent faire l’objet d’une description philosophique qui n’est pas sans analogie avec celle de l’anatomiste ou du médecin. C’est le sens de la vie incarnée qui est en jeu. Et chez Descartes comme chez Ostad Elahi, c’est la question des passions qui transforme le faux problème de l’union en un vrai problème éthique et spirituel.

Une topique spirituelle

Disons le tout de suite : dans ce qui suit, faute de place, on supposera connues les positions cartésiennes ; la confrontation à laquelle nous nous livrons sera le plus souvent implicite, et il sera en fait question beaucoup moins de Descartes que d’Ostad Elahi. Tout est mis en œuvre, chez ce dernier, pour donner sens au mécanisme des passions dans le cadre d’une doctrine du perfectionnement de l’âme. Comment cela fonctionne-t-il ?

Je ne peux qu’esquisser très allusivement la topique spirituelle qu’Ostad Elahi construit dans l’espace de l’union. Voici les têtes de chapitre qu’il faudrait en toute rigueur prendre le temps de développer :

– Le soi de la conscience ordinaire, qui émerge à l’interface du corps et de l’âme, de l’âme animal-humaine et de l’âme angélique – qui est le soi réel ou métaphysique.

– Le soi impérieux, qui n’a pas d’existence substantielle, mais agit comme une fonction de déséquilibre, sorte d’image projetée dans l’âme de l’instinct sans mesure de l’animal (Descartes dirait : l’inclination ? ).

– La volonté spirituelle ou la force d’âme, associée à l’ »intellect céleste » (Descartes dirait : la volonté réflexive associée à la raison). Ces deux instances proprement spirituelles sont au principe de cette régulation ou de ce bon usage des passions qui est le cœur de l’éthique, et qui dans sa forme accomplie se dit « sincérité » (ou « volonté ferme et sincère ») chez Ostad Elahi, et « générosité » chez Descartes – il serait évidemment absurde d’identifier purement et simplement ces deux concepts…

Le centre de cette topique spirituelle, c’est le soi impérieux lui-même et la lutte, le jeu de forces, de poids et de contrepoids qui s’exerce autour de lui. Contre tous les fourvoiements de l’ascétisme, Ostad Elahi rappelle sans cesse qu’il ne s’agit pas d’affaiblir son corps, ni même son soi impérieux, mais seulement de rendre son âme assez forte pour toujours contrebalancer et équilibrer ses avances.

Le processus fondamental : le rapport osmotique

Comment cependant intégrer l’union à une finalité spirituelle ? Comment comprendre le devenir de l’âme au lieu de l’union ? Outre la topique déjà mentionnée (âme angélique, âme basharique, soi impérieux), il faut maintenant distinguer une caractéristique (Ostad Elahi parle de types d’âmes, de capacités spirituelles, de degrés de maturité), une pathologie (dysfonctionnements, maladies de l’âme) et, bien entendu, une physiologie, au sens où l’entend la science médicale, c’est-à-dire une théorie du fonctionnement naturel de l’union.

Or là où Descartes propose un modèle, disons, mécanique, de régulation des passions (poids et contrepoids, forces), Ostad Elahi propose un modèle de type biologique ou médical, celui de l’osmose. Il y a entre le corps et l’âme comme une paroi osmotique qui règle les échanges d’une substance vers l’autre. Il appartient à l’âme (entendons, la volonté transcendante et l’intellect céleste) de contrôler la sensibilité de cette membrane pour établir un rapport parfait entre les entrées et les sorties. Or c’est en développant la logique de ce rapport osmotique que la finalité de l’union en général peut réellement apparaître, dans sa relation au processus général du perfectionnement.

C’est là, me semble-t-il, que l’originalité de la théorie elahienne de l’union est la plus forte. J’en résumerai l’idée en quelques phrases.

L’âme angélique, dans son état originel, est pure. Si l’on compare la divinité à un océan sans limite, explique Ostad Elahi, l’âme angélique doit être conçue comme une étendue d’eau pure, ou si l’on veut d’eau distillée. C’est dire qu’elle n’a pas encore en elle-même la richesse de la composition de l’océan divin ; il lui est seulement donné la possibilité d’acquérir, par des séjours successifs dans des vies humaines (donc en se trouvant associée au principe corporel), les « qualités » de l’océan. Or cela est possible précisément parce que les éléments constitutifs de ces « qualités » existent en excès dans le corps humain. Tout le travail de perfectionnement consiste en fait à faire passer dans l’âme angélique, et dans des proportions parfaites, les éléments présents en excès dans l’animal humain. Au terme de ce processus, l’âme développe une nature identique à celle de l’océan divin ; elle devient vraiment une goutte d’eau de cet océan, et rejoint son Origine.

Mais, pour éviter tout malentendu (qui naîtraient d’une matérialisation naïve de la métaphore), il faut préciser que lorsqu’il est question du corps, c’est toujours, en fait de l’âme basharique qu’il s’agit. C’est pourquoi les qualités et les effets que l’âme cherche dans son association au corps sont des qualités de caractère psychique (« traces » et « effets » ne doivent pas être entendus dans le sens que pourrait leur donner la doctrine scolastique des « espèces impresses »).

Dans cette physique ou médecine de l’âme, l’éthique est moins fondée sur la claire conscience de la loi morale que sur un labeur de la volonté qui se résume à fortifier l’âme et à parfaire sa maîtrise des processus de l’union. Mais la finalité ultime de cette dernière, et donc du rapport osmotique qui s’y joue, c’est la transfiguration de l’âme, dont la qualité doit pour ainsi dire s’assimiler à celle de Dieu. La divinisation de l’homme, pour parler comme Platon, passe donc par l’alchimie de l’union, par une sorte de distillation qui tirerait du corps lui-même et donc de la matière l’essence qui manque à l’âme pour se rendre semblable au divin. Il faut mesurer l’importance théologique de cette thèse, dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle bouleverse tous les schémas traditionnels de la chute, de l’incarnation et de la purification. L’âme n’est pas incarnée pour actualiser les puissances qu’elle aurait par avance ; en dosant et en raffinant la matière du corps, elle doit réaliser une transmutation de sa propre substance pour développer des puissances inouïes.

Conclusion

Ostad Elahi réalise l’idée du philosophe médecin de façon encore plus claire que Descartes lui-même, qui avouait ne pas vouloir parler « en orateur, ni même en philosophe moral, mais en physicien ». La spiritualité naturelle, dit Ostad Elahi, est une médecine de l’âme. Mais c’est d’abord parce que l’âme est une chose. On a assez critiqué Descartes pour l’avoir dit un peu trop nettement avec la res cogitans. Ce n’est pourtant qu’à cette condition que peuvent se déployer une topique, une topologie et aussi bien une typologie de l’âme.

Qu’est-ce qu’une chose en effet, au sens le plus général, sinon de la qualité associée à de l’étendue ? Mais cette étendue peut être idéale – ou, au sens précis que donnent à ce mot un Sohravardi ou un Molla Sadra, imaginale. Il faut donc dire que l’âme est une chose – chose spirituelle, chose imaginale. Elle est une multiplicité qui s’actualise dans l’union au corps, dotée de régions, de points remarquables, de toute une organisation et de son environnement. La possibilité d’un réalisme spirituel qui ne réduise l’esprit ni à un os, ni à cette substance immatérielle qui n’est que le double éthéré du corps, c’est l’enjeu le plus profond que me semble soulever la lecture parallèle de Descartes et d’Ostad Elahi.


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