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« Il y a pratiquant et pratiquant »

Par , le 12 Nov. 2008, dans la catégorie Pratiques - Imprimer ce document Imprimer - English version
Pieds de ballerines qui dansent

Mais qu’entend-on au juste par pratiquant ?

Dans le langage courant, lorsque l’on parle de pratiquant, on entend généralement « pratiquer une religion », c’est-à-dire observer un ensemble de rites et de prescriptions : prières, jeûnes, règles alimentaires, commémorations et cérémonies à certaines occasions… On a généralement tendance à réduire la spiritualité à la religion, et à assimiler la pratique à une affaire de rites, de règles et d’interdits plus ou moins dogmatiques. Une telle confusion ne rend pas compte de la possibilité de croire sans se rattacher à un groupe religieux, ni de l’existence du cas de figure inverse, plus difficile à comprendre, de celui qui pratique les rites religieux sans croire en leurs fondements spirituels. Et pourtant, j’en ai personnellement rencontré.

S’il restera à comprendre la fonction possible de certains rites et notamment l’utilité de la prière dans une démarche spirituelle, que devrait-on pour le moment entendre par « pratique » ? Autrement dit, comment peut-on définir une pratique s’il ne s’agit pas de pratiquer des rites ?

Une définition minimale, dans le sens de celle que propose Ostad Elahi, tiendrait en une phrase : pratiquer signifie développer en soi les vertus en luttant contre nos défauts de caractère, innés ou acquis. Une première déduction est la suivante : puisque l’objet de la pratique est la transformation de soi, et étant pour ainsi dire toujours en présence de « nous-même », sauf pendant le sommeil ou le coma, il nous est possible de pratiquer à tout moment…. On découvre alors que chaque parcelle de notre quotidien contient l’occasion de lutter contre ses défauts et de développer ses qualités, du réveil au coucher, en passant par chacun de nos actes, pensées ou émotions qui nous traversent l’esprit durant la journée. Contrairement à l’idée habituelle que l’on s’en fait, la pratique ne serait donc pas liée à certains lieux, à certaines heures ou à certains jours de la semaine, elle pourrait constituer le tissu invisible de notre vie courante, à condition de porter sur celle-ci un regard actif et de considérer chaque situation comme une possible occasion de mettre nos principes éthiques à exécution. Mais trêve de théorie, en pratique, « pratiquer » c’est quoi ?

La nouvelle recrue

Je fais partie d’un groupe de travail qui fonctionne très harmonieusement. Ce qui me plaît le plus, c’est de me sentir utile et apprécié par mon équipe, qui me donne souvent l’occasion de mettre mes compétences en valeur. J’aime travailler dans ces conditions où je me sens reconnu et bien intégré. Un jour, l’équipe s’élargit provisoirement en accueillant lors d’une réunion une nouvelle personne qui, c’est évident, souhaiterait rejoindre le groupe de façon permanente. Juste après cette réunion, on se retrouve tous pour échanger nos impressions sur le « nouveau ». La plupart de mes collègues se montrent très enthousiastes à l’idée de revoir cette personne qui, il faut bien le reconnaître, a su mettre ses atouts en avant dès le premier contact. Sans pouvoir en analyser clairement la raison sur le coup, je ne peux m’empêcher d’éprouver une douleur sourde au fond de moi, une impression désagréable d’inconfort qui grandit à mesure que la discussion conduit mes collègues vers un avis unanime. De mon côté, je suis plus que réticent. Aussi irrationnel que cela puisse paraître, c’est comme si je me sentais personnellement menacé ; ma situation était jusqu’ici très gratifiante au sein de l’équipe, et je ne peux m’empêcher de penser que cet équilibre précieux risque d’être remis en question par l’arrivée d’un nouvel élément. Je suis traversé par l’envie puissante d’intervenir pour modérer l’ardeur du groupe. Je pourrais d’ailleurs le faire facilement en lançant une critique qui, bien que n’ayant pas un rapport direct avec le sujet, pourrait ternir un peu l’image encore immaculée de cette personne que je vois indéniablement comme un concurrent.

Et patatra

C’est la pause déjeuner. Ça fait des jours que j’attendais ce moment. Une de mes meilleures amies travaille dans le même quartier que moi, mais on n’a jamais le temps de se voir. On se dit toujours qu’on va manger ensemble mais le travail étant ce qu’il est, on a mis des semaines pour arriver enfin à passer un moment ensemble. Je sais qu’elle a plein de choses à me raconter depuis qu’elle a changé de service, et surtout depuis que ses affaires sentimentales s’emballent ; elle m’a annoncé par mail qu’elle a rencontré l’homme de sa vie ! Ça y est, on y est, on est tous les deux excités et contents de se voir. Mais voilà qu’à peine installés, se présente à moi une vieille connaissance. C’est une personne avec qui je n’ai jamais eu d’atomes crochus mais qui, je ne sais pour quelle raison m’apprécie beaucoup.Je suis bien obligé de la saluer. Elle est seule… il y a de la place à notre table. En un quart de seconde, le dilemme est évident et presque tragique : je brûlais d’envie (comme mon amie) de passer enfin un moment à parler de choses très personnelles avec une de mes meilleures amies, et si je propose à cette personne de s’asseoir avec nous, tout notre plan tombe à l’eau, et il faudra remettre ce moment à plus tard…

Premières conclusions

On peut tirer quelques enseignements de ces deux expériences très banales. On est dans chaque cas de figure, malgré le calme apparent du narrateur et la banalité de la situation, face à une véritable agitation intérieure. On discerne déjà dans ces récits différents courants de pensée, des émotions contradictoires, des pulsions brutes, des prémisses de raisonnement, des scrupules, des hésitations. Schématiquement, il y a dans les deux séquences une envie impérieuse de se laisser aller à un mouvement immédiat, apparemment légitime, mais qui vise toujours à préserver son confort, son intérêt immédiat. Mais ce premier mouvement est à chaque fois compromis par une autre exigence, dirigée elle vers un but noble, respecter l’autre, renoncer à ses buts primaires pour faire preuve d’altruisme, de générosité, de loyauté, de détachement, en un mot, d’humanité. Cet exercice n’a l’air de rien, mais on assiste dans ces micro-situations dont on pourrait donner une infinité d’exemples à de véritables « tempêtes intérieures ». Dans les cas présents, on n’a pas le fin mot de l’histoire, on ne sait donc pas si les narrateurs ont réussi à se montrer à la hauteur de leur idéal personnel d’humanité. Ils ont peut-être échoué, mais dans tous les cas, s’ils ont essayé de résister, ils auront ressenti à coup sûr une brûlure intérieure qui signe que la lutte a bien eu lieu, que ça leur en aura pour ainsi dire « coûté ». C’est au prix de cette brûlure, proportionnelle à leur effort, que chacun d’eux aura développé un peu de son humanité. Les sportifs connaissent bien cette sensation de chaleur et d’engourdissement un peu piquant qui correspond à la combustion d’acide lactique dans le muscle lors d’un effort prolongé. Ils savent aussi que c’est leur effort qui permet d’augmenter leur masse musculaire en augmentant le nombre et le diamètre des fibres mises en action pendant l’exercice.

L’autre enseignement de ces témoignages est peut-être plus important. Chacun de ces récits met en scène une situation si anodine qu’on aurait parfaitement pu passer à côté si on l’avait personnellement vécue. Avec le recul, en « observateur extérieur », tout apparaît clairement, mais lorsqu’on vit personnellement ce genre d’expérience en temps réel, on ne ressent pas toujours cette tension intérieure, et encore moins l’enjeu éthique du moment. La pratique se joue partout et en toute circonstance, si près de nous qu’on peut facilement passer à côté alors que l’occasion se présentait juste sous nos yeux. Les occasions de pratiquer constituent la toile invisible de notre vie de tous les jours. La pratique n’a pas besoin de lieu, d’heure ou de conditions particulières. C’est toute la différence entre la pratique au sens rituel, et la pratique au sens spirituel.

Pour autant, il ne s’agit pas de dénier toute valeur à ce qu’on appelle communément la pratique rituelle, en particulier la prière et les moments privilégiés d’attention. Pour employer une autre métaphore médicale, cet adjuvant que constitue la pratique rituelle serait à notre âme ce que sont les vitamines à notre organisme physique ; elles sont indispensables au métabolisme en ce sens que leur carence, l’avitaminose, conduit à la mort. Pourtant, une alimentation qui ne serait constituée que de vitamines conduirait également à la mort, et encore plus rapidement.

« Êtes-vous pratiquant ? » Voilà une question que l’on entend souvent. Reconsidérant la pratique à la lumière de ces quelques réflexions, dirait-on aujourd’hui de soi-même que l’on est pratiquant ?


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9 commentaires

  1. alain le 12 Nov 2008 à 22:06 1

    Bravo et merci pour cet éclairage sur la pratique. Il me semble plus facile de pratiquer de façon rituelle que la pratique de lutte contre mes défauts ou mes points faibles. Par exemple, au cours d’une discussion tenir sa langue pour ne pas blesser la personne, ou ne pas médire , ou encore éviter de se laisser envahir par une pensée de jalousie ou une émotion qui me conduira à une réaction de colère…
    Pour ma part, je me sens happé par des actes quotidiens induits par des réactions plus ou moins stéréotypées (actes ritualisés) et parfois dans une journée, je parviens à prendre un peu de « hauteur » pour agir en pleine conscience…et dans ces moments je peux sentir la douleur certe liée à la retenue ou à la maîtrise d’un acte, mais aussitôt après, une joie intérieure qui me donne la certitude que j’ai été un peu plus humain que d’habitude…Cela m’inspire une parodie d’une fable de La Fontaine : pratiquez, pratiquez, c’est le fond qui manque le moins …

  2. KLR le 12 Nov 2008 à 23:49 2

    Je me demande si cette propension à réduire la pratique spirituelle à une affaire de rite… n’est pas une tendance générale de tout « pratiquant ». Elle guette également celui qui essaie de pratiquer et de croire sans se rattacher à un groupe religieux. Pour quelles raisons ? peut-être parce que la pratique de chaque instant est extrêmement difficile, et que l’on est obligé d’avoir recours à quelques rendez-vous, à quelques rituels pour l’aborder. Combien de fois m’arrive-t-il de regarder la journée qui s’est déroulée et de n’y déceler aucune pratique, aucune vigilance sur les occasions de pratique. Comme si j’étais ensommeillée. Du coup les quelques rituels que l’on aura accompli (même très mal) nous permettent de nous donner « bonne conscience ». Les occasions sont continuelles, mais comment être plus vigilant, plus concerné ?

  3. zaza le 15 Nov 2008 à 22:53 3

    J’ai remarqué que c’est en me « forçant » à faire quelques actes « éthiques » dans la journée que je baissais mon anxiété et mon stress et que j’avais par le même coup de biens meilleures nuits.

  4. Della le 17 Nov 2008 à 10:49 4

    Merci pour cet article qui aborde selon moi le principal intérêt d’une démarche spirituelle. En effet qu’avons nous en notre « pouvoir » sinon d’essayer de « pratiquer » ce qu’il y a de plus humain en nous?Et comment réellement comprendre les principes théoriques si on n’a pas essayé de les expérimenter par soi-même? Personnellement je n’ai jamais ressenti le besoin de rituels religieux collectifs, mais j’essaye (parfois) d’établir un rituel « sur mesure », qui me permet de lutter contre mes points faibles les plus saillants. Par exemple, essayer au moins une fois par jour de ne pas céder à un désir égoïste et me mettre à la place de l’autre. Ou bien prendre quelques minutes avant de me coucher pour réfléchir à ma journée et à mon comportement avec les autres : ai-je justement laissé parlé ma part la plus « humaine » ou bien ai-je cédé à mes pulsions égoïstes, égocentriques et instinctives ? Et pourquoi, dans quelles circonstances, avec qui plus précisément? Comment faire pour éviter à nouveau ce type de réactions? Et, effectivement, les jours où je prends le temps de mettre mes bonnes résolutions en pratique, c’est-à-dire les jours où j’essaye d’appliquer mon petit rituel « sur mesure », je me sens « pratiquante »…bien plus que les jours où j’ai expédié vite fait des prières rituelles apprises par coeur mais sans que j’y mette toute mon attention .

  5. Laura le 17 Nov 2008 à 20:49 5

    Merci beaucoup pour cet article motivant ! Ca me permet de prendre conscience combien la pratique spirituelle est finalement simple. En même temps ca me fait porter mon attention sur l’importance des « détails » du quotidien dans le développement personnel. En effet le quotidien est fait de pleines subtilités que j’ai tendance à re-nommer « détail » et ainsi y détacher son importance. Je me rends compte par les exemples illustres combien les « détails » comptent. En effet la pratique spirituelle tout en étant simple requiert de notre part d’être réactif et attentif. Qu’à tout moment, par les efforts et les choix qu’on fait, combien on peut donner une direction plus humaine et plus spirituelle à notre vie, et en réalité combien d’occasions on laisse passer.
    A l’encontre de certaines définitions « fataliste de spiritualité », je me rends compte combien on est nous même acteur de notre propre destin spirituel et que si on le néglige – quand je vois toutes ces petites occasions de perfectionnement de soi- je me dit qu’ on peut vraiment s’en prendre qu’à nous même…

  6. Domido le 18 Nov 2008 à 7:41 6

    Comment développer cet « état de veille » ce « regard actif » ? Comment être plus concerné par la pratique ?
    J’ai remarqué, ce matin-même d’ailleurs, que pour être plus vigilante, je devais me préparer à vivre la journée. Anticiper m’a permis de prendre plus de recul car, en plus de tous les imprévus, je savais qu’il allait y avoir des moments sensibles où je risquais vraiment d’être plus faible (céder à des pulsions de vanité, d’abus d’autorité …)
    En règle générale, l’improvisation ne réussit pas à ma pratique : je suis spontanément très concentrée sur ce qui me semble capital c’est-à-dire la réussite des tâches matérielles que je me suis fixée (« la tête dans le guidon »).
    En résumé, je mets plus d’énergie à maîtriser les choses qu’à me maîtriser…
    A une époque, je faisais du tennis : je jouais avec des partenaires plus forts que moi. Je me souviens d’avoir renvoyé certains coups fulgurants qui nous avaient surpris. J’y avais mis toute ma volonté de réussite en me concentrant totalement sur l’arrivée de la balle. En fait, je crois que je sous-estime la force de ma pensée (la force que je peux exercer sur elle).
    Je crois que je tiens là quelque chose : j’ai envie de persévérer dans cette préparation mentale pour avoir les yeux un peu plus grands ouverts sur des situations et des occasions d’agir autrement.
    Merci à l’article et aux courriers précédents qui m’ont donné du grain à moudre.

  7. KLR le 19 Nov 2008 à 10:17 7

    @ Domido. Merci pour toutes ces idées, je retiens 2 points dans votre explication : la préparation mentale et la volonté. Je pense en effet que vous avez raison, l’on sous estime l’effet de la pensée. J’ai un exemple tout bête qui me vient à l’esprit. Lorsque je me prépare mentalement avant d’aller donner des cours, afin de ne pas manquer de patience, de ne pas tomber dans l’agacement et le mépris…Les cours se passent naturellement mieux. Dans ce cas là, la volonté devrait être utilisée au service de cette préparation, afin de prendre l’habitude de la faire de façon régulière.

  8. ame.technophile le 02 Jan 2009 à 1:49 8

    Je me retrouve en grande partie dans cette idée de réflexion concernant la définition (s’il y en a) d' »être pratiquant » mais j’apprécierai mieux les exemple plus concrets (en sachant que les exemples généralement expliquent des situations personnelles et difficilement transmissibles, mais bon… je trouve que par exemple la deuxième expérience n’a pas vraiment grand chose de concrète avec la pratique spirituelle (peut-être qu’il manque des éléments qui nous sont inconnus…)

    En tout cas en parlant à un ami « pratiquant » dans le sens « religieux classique » du terme, il m’a fait la réflexion suivante:
    « Prendre la meilleur décision « spirituellement correcte » dans chaque situation ne serait possible qu’après une assimilation des principes fondamentaux qui ne serait possible à son tour qu’après un certains « entrainements » d’où l’intérêt des rites dans les religions (qui ont également d’autres fonctions comme « donner un discipline » ou « créer un attachement » pour le disciple..)

    Selon lui être pratiquant dans le sens libre du terme (sujet de l’article) n’est possible que par un passage quasi obligé d’être pratiquant des rituels (et cela évidemment sans tomber dans le piège de s’attacher exclusivement aux rituels, et en gardant à l’esprit que les rituels ne sont que les moyens utiles afin d’arriver à un certain moment à une pratique libre.

    Entre ces deux idées je me trouve en partie partagée. Si vous avez un éclaircissement sur le sujet cela m’intéresserai…
    âme.techno

  9. George le 03 Jan 2009 à 3:25 9

    @âme technophile : je ne vois pas trop de contradiction entre ce que tu appelles « pratique rituelle » et « pratique libre ». On peut très bien accomplir une pratique rituelle et en même temps, dans le courant de la vie, se soucier de mettre sa foi en pratique, en s’efforçant par exemple de ne pas être indifférent à ceux qui nous entourent 🙂
    Je ne comprends pas bien par ailleurs en quoi l’accomplissement d’un rituel religieux permettrait l’assimilation de « principes fondamentaux ». J’aurais plutôt tendance à y voir le risque de perdre de vue l’essentiel au profit d’une pratique aveugle et souvent sans fondement.

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