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L’art unique d’Ostad Elahi (1895-1974)

Par , le 10 Sep. 2013, dans la catégorie Lectures - Imprimer ce document Imprimer
L'âme des sons, Jean During

Dans son ouvrage consacré à la musique d’Ostad Elahi, L’Âme des sons (Éditions du Relié, 2001), Jean During étudiait le processus par lequel les formes traditionnelles d’une musique sacrée pouvaient être transcendées sans être dénaturées, et conquérir ainsi une dimension universelle au sein même de leur singularité. L’anthropologue Laurent Aubert, qui fut longtemps conservateur au Musée d’ethnographie de Genève, a publié en 2002 une recension du livre dans les Cahiers d’ethnomusicologie. Spécialiste des phénomènes de migration musicale dans le contexte de la globalisation culturelle, il était particulièrement bien placé pour apprécier les enjeux de cette monographie, mais aussi pour témoigner de son intérêt méthodologique. Car devant une musique spirituelle aussi intensément habitée que celle d’Ostad, la question qui se pose au savant est de savoir comment trouver la juste distance entre l’engagement personnel et l’objectivité scientifique.

Source : Laurent Aubert, « Jean DURING : L’âme des sons. L’art unique d’Ostad Elahi (1895-1974) », Cahiers d’ethnomusicologie, 15, 2002, p. 195-197.

Comme à son habitude, Jean During touche avec cette « histoire de vie » à des questions essentielles, en regard desquelles les considérations purement musicologiques ou ethnomusicologiques peuvent paraître presque anecdotiques. Dans le cas d’Ostad Elahi, maître discret, mais incontesté, du luth à long manche kurde tanbur, l’essence des choses est qu’il ne fut pas seulement un musicien hors pair, comparé par l’auteur à ces « magiciens des sons » qu’ont été en leur temps Ziryâb, Is‘hâq al-Mawsili ou Miya Tansen (p. 10), mais que sa réalisation et l’influence qu’elle détermina furent d’abord d’ordre spirituel.

Né dans le milieu des mystiques kurdes ahl-e haqq, fils d’un authentique derviche, le jeune Nur ‘Ali (c’était son nom) faisait preuve d’un talent musical aussi précoce que prodigieux. En effet, selon divers témoignages, il aurait déjà atteint un niveau inégalé dans l’art du tanbur à l’âge de neuf ans (p. 26). Mais l’expérience proprement miraculeuse qui allait déterminer son existence survint deux ans plus tard : après une maladie aussi fulgurante qu’inexpliquée, il fut déclaré mort ; mais, d’une manière tout aussi mystérieuse, il revint à la vie peu après. « C’est, semble-t-il, à la suite de cet événement que s’ouvrirent à Nur ‘Ali les portes du ‘monde suprasensible’ et que se développèrent les dons et les facultés spirituelles dont les manifestations impressionnèrent souvent ceux qui l’approchèrent et dont sa musique portait la marque » (p. 29).

Dès lors, l’existence d’Ostad ne paraît plus lui appartenir, « commandée par une prédestination à laquelle, malgré plusieurs tentatives, il ne put se soustraire » (p. 35). Ceci l’amena notamment à devoir « renoncer au renoncement » (p. 37) et à mener jusqu’à l’âge de la retraite la vie d’un fonctionnaire, puis d’un magistrat certes exemplaire, mais ordinaire. Ce n’est qu’ensuite qu’il put à nouveau se consacrer pleinement à sa double vocation de musicien et de guide spirituel. Les écrits (souvent des transcriptions de ses paroles) et les enregistrements musicaux constituant son legs à la postérité datent d’ailleurs exclusivement de cette dernière période (1957-1974).

Si During a résolu de consacrer un livre entier à la personne d’Ostad (« maître ») Elahi, c’est manifestement en raison de la dimension exceptionnelle de cet homme, dont le génie a été de synthétiser les qualités de l’artiste accompli et du mystique « habité ». Le talent d’Elahi a notamment été, semble-t-il, de traduire en un langage moderne et universel un enseignement autrefois réservé à une communauté, celle des ahl-e haqq, essentiellement confinée aux milieux kurdes d’Iran et d’Irak (voir dossier 2 : « Le cadre religieux et rituel », pp. 181-195). À cet égard, During relève à plusieurs reprises le caractère unique du « style » d’Ostad, lequel fut à l’origine de la « transfiguration de la tradition » (pp. 51 et suiv.) qui s’opéra à travers lui, quoique presque à son insu. Mue par une inspiration exceptionnelle, son œuvre, en particulier son œuvre musicale, est ainsi marquée par un processus de « déterritorialisation » qui demeure cependant orthodoxe dans son principe par le fait que « sa créativité est restée fidèle aux structures formelles et symboliques originelles » (p. 67), bien que « régie par un ordre secret qui échappe aux cadres de la raison » (p. 77).

Les enregistrements publiés d’Ostad Elahi, auxquels le lecteur est invité à se référer (voir liste en n. 1, p. 9), témoignent bien de ce double enracinement de son art, à la fois dans une tradition populaire rendue savante par son toucher inimitable, et dans un enseignement ésotérique qui en transcende les limites expressives et l’aspect purement fonctionnel. La particularité de sa musique réside ainsi dans le fait qu’elle se trouve à la jonction de deux courants : celui de la musique comme « art autonome », et celui de la musique comme forme sacrée.

Cette confluence se manifestait de façon particulièrement intense lors des assemblées informelles au cours desquelles Ostad jouait pour ses amis. Bien que n’y ayant jamais participé personnellement, During en brosse un tableau prégnant, basé sur les nombreux témoignages de fidèles, d’intellectuels et d’artistes (parmi lesquels Yehudi Menuhin et Maurice Béjart) ayant eu le privilège d’y assister. Il en ressort que, sans nécessairement adopter le cadre strict des « réunions de dévotion » (jam) propres à la tradition ahl-e haqq, ces séances en constituaient néanmoins une expression quintessentielle, caractérisée par la concentration de tous les charismes inhérents à sa fonction hiérophanique et, qui plus est, illuminée par la présence rayonnante du maître.

Sans jamais céder à la tentation de l’hagiographie béate — la proximité historique du personnage ne l’aurait d’ailleurs pas permis —, Jean During nous démontre au contraire dans ce livre qu’un sujet de cette nature peut être traité de façon rigoureuse et pragmatique, pour peu que ne soient pas négligées les ressources de l’intuition. Certaines réalités ne peuvent en effet être exprimées que de manière allusive ; d’autres, au contraire, demandent à être explicitées afin de convaincre un lectorat dépassant le cercle des initiés. C’est d’ailleurs probablement là que réside le principal mérite de cet ouvrage : dans la dialectique subtile qu’il propose entre une approche scientifique de la musique et de ses effets et des considérations plus subjectives, voire intimes — mais néanmoins inattaquables quant à leur bien-fondé — sur les conditions de son décodage et de son appréciation.

À ce propos, l’« annexe épistémologique » intitulée « Comment l’entendre ? » (pp. 227-237), sur laquelle se conclut l’ouvrage, nous éclaire sur ses présupposés méthodologiques. En effet, pour être fidèle, ce portrait d’Ostad Elahi se devait d’intégrer dans le champ du réel des notions faisant appel aux « croyances » relatives à sa personne et à son message, en d’autres termes de tenir pour vrais les discours du maître et de ses proches. Cette attitude de « confiance en », que During qualifie de phénoménologique, « ne va pas de soi et implique une sorte d’engagement personnel », écrit-il (p. 235). Pleinement assumé, un tel engagement revient à adhérer largement à une philosophie de la vie selon laquelle « croire, c’est avoir conscience d’accepter une certaine représentation, savoir qu’on émet une opinion, qu’on exprime une conviction » (p. 231). En endossant ce point de vue, l’auteur se situe délibérément en tant que partie prenante : c’est « de l’intérieur » qu’il conduit son exposé, selon un tracé déterminé autant par sa position privilégiée de familier que par ses affinités personnelles, musicales et spirituelles, avec le maître auquel il rend hommage et, au-delà, avec le monde qu’il dépeint.


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4 commentaires

  1. clem le 11 Sep 2013 à 11:12 1

    merci pour cet article qui rend compte au plus pres du talent de J.During à retracer si bien l’ampleur du phénomène Ostad Elahi.
    que la musique adoucisse notre monde.
    Clem

  2. Wilhelm le 11 Sep 2013 à 11:55 2

    Fallait-il cet exercice de style bien particulier qui consiste en l’analyse intelligente et précise que fait Laurent Aubert de l’ouvrage que Jean During a consacré à Ostad Elahi et sa musique, pour que l’on saisisse combien Ostad Elahi et sa musique étaient uniques durant sa vie, et le sont peut-être aujourd’hui plus encore.

    Comme on tire l’élixir de l’élixir, l’essence de l’essence, le parfum d’un parfum, cette cascade d’analyse nous fait mieux saisir la chance que l’on a d’accéder à cette musique étonnante dont la profondeur et la signification ne cessent de nous étonner, tout autant que de nous ravir.

  3. chank le 12 Sep 2013 à 13:50 3

    je voudrais tout simplement remercier Monsieur During,car en lisant son livre

    j’ai découvert la musique d’Ostad Elahi qui est un chef-d’œuvre artistique et à travers cette musique merveilleusement jouée par Ostad Elahi qui touche profondément L’âme.

  4. black_c@t le 17 Sep 2013 à 10:19 4

    Super intéressant cet article qui m’a donné envie de lire le livre même si je ne suis pas du tout mélomane !

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